Le 9ème Dragons dans la région de Péronne

ARTHUR-DANIEL BASTIEN DU 9ème DRAGONS

 

Merci au Docteur Jacques Bastien qui nous a transmis ce texte recueilli auprès de son père Arthur-Daniel Bastien.

 

 

 

 

 

Le Maréchal des Logis Arthur-Daniel Bastien, du 9ème Dragons, à Saumur, en 1915, après son évasion à travers de la Belgique et la Hollande

CHAPITRE I

Le 9e Régiment de Dragons

27 août 1914... L'armée française est en pleine retraite. La soirée est déjà bien avancée lorsque le premier escadron du 9e Régiment de Dragons (Le 1er Corps de Cavalerie, général Sordet, était composé des 1re, 3e, 5e divisions de cavalerie. Le 9e Régiment de Dragons appartenait à cette dernière sous les ordres du général Bridoux qui devait trouver la mort lors d'une reconnaissance pendant la course à la mer, le 17 septembre 1914. Dans le dispositif initial, le 1er Corps de Cavalerie était placé à l'extrême gauche de nos armées dans la région de Mézières, à gauche et devant la 5e Armée (général Lanrezac) dont il dépendait. C'était une masse de cavalerie considérable.) dans lequel je sers comme maréchal des logis, parvient à Péronne pour le cantonnement. Nous sommes tous harassés de fatigue et la seule pensée des hommes est de s'étendre pour dormir. Encore faut-il auparavant. donner quelques soins à nos montures dont l'état n'est guère plus brillant que celui de leurs cavaliers, mais qu'il faut garder harnachées afin de pouvoir partir sur le champ à toute réquisition.

Nous attendons le retour du chef de peloton, le lieutenant Leroi, parti aux ordres. Les trois autres escadrons du régiment cantonnent ce soir à 10 km au sud, à Belloy-en-Santerre. On nous a laissés ici à quelques kilomètres des avant-gardes allemandes. Quelle nouvelle mission nous sera confiée demain à l'aube ?... Mes hommes en discutent en bouchonnant leurs chevaux. J'écoute d'une oreille distraite leurs commentaires désabusés. A vrai dire, je comprends et partage leur désenchantement. Lorsque mon esprit se reporte aux événements qui se sont bousculés depuis le début du mois, j'ai de la peine à me remémorer et à classer les souvenirs de cette période d'une intensité de vie inhabituelle. Ce qui domine, c'est un sentiment de désorientation, la discordance entre les méthodes de combat qu'on nous avait inculquées et le déroulement des opérations depuis le début de la campagne.

LES METHODES DE COMBAT DES DRAGONS

Mon régiment était en garnison à Epernay. Engagé volontaire en mars 1913, j'avais passé dix-huit mois d'entraînement intensif à apprendre l'art de la guerre à cheval. Mais voici que la théorie laisse la place à l'application. Depuis le 1er août, nous sommes mobilisés comme troupe de couverture et avons gagné Boulzicourt à 8 kilomètres au sud de Mézières, et base de concentration du corps de cavalerie du général Sordet. C'est là que nous parvient. le 3 août, la nouvelle de la déclaration de guerre. Nous nous y attendions.

Les armes étaient fourbies, les sabres avaient été aiguisés il y a quelques jours, les chevaux harnachés en tenue de campagne, mais pour les cavaliers, c'est quand même avec un pincement au cœur que nous avons appris l'événement. Nous savons que nous serons très vite " aux premières loges ". Dès le lendemain, un gradé nous a réunis. Il nous a rappelé la mission qu'on attendait de la cavalerie : partir en avant-garde devant le front de l'armée, reconnaître la présence et les mouvements de l'ennemi, charger et détruire les éléments de cavalerie qui remplissent la mission identique dans le camp ennemi, assurer la liaison avec l'armée belge. Il a prononcé les phrases traditionnelles en pareil cas : il connaît la valeur de ses troupes, il a suivi leur entraînement, il est certain que chacun fera son devoir et que les cavaliers feront honneur au régiment.

A la vérité, chacun de nous en est persuadé. Il n'y a pas de complexe d'infériorité dans la cavalerie à cette époque et les Dragons sont conscients d'appartenir à une arme d'élite. Nous avons nos cartes de noblesses : l'institution de ce corps est due au maréchal de Brissac, en 1554 ; le célèbre casque à crinière nous vient des volontaires de Saxe du maréchal Schomberg en 1762. A l'origine, les Dragons étaient des soldats qui combattaient à pied et se déplaçaient à cheval. Par la suite, ils furent classés dans la cavalerie de ligne, mais il restait dans notre équipement un armement qui tenait compte de cette double appartenance.

Lc combat à cheval était notre première spécialité. Combat au corps à corps avec le sabre droit dont on nous avait appris toutes les finesses du maniement, juché sur un animal au galop. Combat en groupe, pour lequel nous étions doté d'une longue lance destinée à charger l'ennemi. Nous avions bien des fois répété dans la campagne champenoise le scénario de ces charges, la lance pointée en avant, solidement maintenue par le poignet, la dragonne à l'avant-bras (La dragonne est une lanière reliée au manche du sabre ou de la lance et destinée à éviter la chute de l'arme si elle vient à échapper des mains lors du choc avec l'ennemi.), les chevaux lancés à perdre haleine. A cet attirail spécifique, s'ajoutait encore une carabine avec chargeur à trois cartouches, sans baïonnette, pour le combat à pied, et pour les sous-officiers un revolver à barillet.

Tout cet arsenal, nous en connaissions parfaitement le maniement, nous nous attendions à l'utiliser contre des cavaliers pareillement armés et nous espérions nous y montrer supérieurs. La suite des événements devait cruellement détromper les cavaliers français partis en guerre avec des méthodes bien proches de celles du second empire.

CHAPITRE II

Les Dragons en Belgique

6 – 23 août 1914

Le 4 août les troupes allemandes violent la neutralité belge et dès le lendemain le premier corps de cavalerie traverse Sedan et, le 6 août, passe la frontière. Notre régiment monte vers Liège à la rencontre de l'ennemi. suivant l'itinéraire Bouillon-Paliseul-Rochefort et Oufflet, à 30 km de Liège, que nous atteignons dès le 8 août. Certains détachements nous précèdent même jusque sous les murs de Liège.

En ligne directe, nous avons monté vers le nord de quelques 120 km mais à partir de cet itinéraire, combien de transversales branchées vers l'est pour reconnaître l'ennemi jusque vers la frontière luxembourgeoise. En moyenne, c'est 60 km que nous parcourons chaque jour sous une chaleur torride, dans un pays accidenté et boisé, peu propice aux opérations de cavalerie. Le matin nous partons à l'aube, par escadrons ou par simples pelotons et, pendant toute la journée, c'est une marche en zigzag jusqu'à la nuit tombante, battant le terrain à travers les grands plateaux de la forêt des Ardennes. L'ordre de s'arrêter ne parvient qu'à la nuit noire, après des étape, qui dépassaient quelquefois 100 km (la plus longue fut de 120 km dans la journée). Quelques heures de repos à même le sol dans quelque ferme ou hangar, ou même en pleine nature, l'avant-bras passé dans la bride du cheval, et le lendemain c'était la même randonnée qui recommençait.

L'ennemi, nous l'avons vite rencontré. Ce sont les détachements de Uhlans qui effectuent la même manœuvre dans notre direction. Dès le 7 août, nous avons la révélation de la tactique de la cavalerie allemande. C'est le premier engagement avec l'adversaire, marqué par la première défaite, les deux premiers morts du régiment. Ce jour-là, les 3e et 4e escadrons prennent contact avec des postes allemands d'avant-garde sur la frontière ouest du Luxembourg, à Martelange, Bastogne, et plus au nord-ouest à Hotton. Le brigadier Georges Martel et le cavalier de l~e classe Henri Pecchini chargent des Uhlans qui se dérobent aussitôt et les entraînent sur un poste barricadé à la lisière d'un bois où ils sont fusillés à bout portant. C'est pour nous une révélation qui se confirmera les jours suivants : la cavalerie allemande a été largement dotée de soutiens d'infanterie qui la suit en automobile, armés de mitrailleuses, tandis que nous ne disposons que de pelotons cyclistes de mobilité réduite. Les Uhlans ont ordre d'éviter le combat corps à corps. A chaque rencontre, nous les verrons fuir devant nous et nous entraîner vers l'infanterie.

Dans la région de Huy, mon peloton est tombé sur un groupe de cavaliers allemands éparpillés. Le lieutenant Leroi commande la poursuite : " Serrez les dragonnes ! Sabre au clair ! ". C'est ma première rencontre avec l'ennemi. Nous voilà tous au galop, à travers champs, en " fourrageurs ", c'est-à-dire en ligne transversale, assez écartés les uns des autres; le lieutenant au centre, un sous-officier à chaque extrémité. Mais aussitôt l'ennemi fait demi-tour ; je poursuis un moment un cavalier isolé, mais instruit par l'expérience le lieutenant ordonne le demi-tour, à mon grand soulagement, je dois humblement l'avouer.

Le 8 août à Hotton, le 4e escadron venge notre première défaite en s'emparant, à l'assaut, d'un poste allemand barricadé dans une ferme. Ce sont nos premiers prisonniers : un sous-officier et cinq cavaliers du 8e hussard allemand, avec leurs six chevaux.

Deux jours après le passage de la frontière, nous sommes le 8 août à proximité de Liège dans lequel les allemands ont fait leur entrée la veille. Notre mission de reconnaissance est achevée. Le grand quartier général est encore persuadé que les Allemands ne dépasseront pas la Meuse et que la bataille décisive se jouera devant le centre de notre dispositif, les 2e et 3e armées devant prendre l'offensive dans la direction des deux Luxembourg.

Tandis que la 5e Armée se déplaçait vers le nord sur le front Mézières-Mouzon pour former l'aile gauche de notre dispositif, ordre était donné au Premier corps de cavalerie de retourner vers sa base de départ pour dégager le champ d'action où devaient s'affronter les deux infanteries.

Après deux heures de halte au point le plus au nord de notre raid, nous reprenons la marche en sens inverse, et le 11 août nous avons rejoint la région de Paliseul et Offagne. La mission du régiment est déjà différente : il a reçu ordre de " retarder le plus possible la progression de l'ennemi par le feu de ses combattants à pied et par le tir de son artillerie, se battant le jour, et marchant la nuit " (Lieutenant-colonel Picaud : historique du 9e Régiment de Dragons du 1er août 1914 au 11 novembre 1918 ; H: Ch. Lavauzelle, édit.).

Nous allons maintenant livrer des combats d'arrière-garde. Pourtant la pression ennemie sera relativement modérée car les troupes allemandes qui ont pénétré dans le nord de la Belgique ne redescendent pas vers le sud, contrairement aux prévisions françaises, mais marchent vers l'ouest amorçant leur grande , manœuvre de débordement.

Nous aurons toutefois quelques rudes contacts. Le 11 août à Fay-les-Veneurs, des éléments du 2e escadron (capitaine Peltereau de Villeneuve) dans lequel sert mon frère Jean, sont attaqués par un peloton du 4e Régiment de Dragons Allemand (division Bredow). A l'entrée du village, nos hommes avaient dressé une barricade sommaire. Le trompette Lefèvre, de faction à ce poste, vit tout à coup surgir cinq Allemands qui avaient laissé leurs chevaux attachés à une charrette éloignée et s'étaient glissés à pied à travers les récoltes, laissant le reste du peloton en faction dans un bois voisin. Quoique seul, Lefèvre ne perdit pas courage, il blessa d'emblée un Allemand et mit les autres en fuite à coups de revolver. Nos hommes immédiatement accourus prirent les fuyards en chasse, à cheval à travers les blés et furent assez heureux pour capturer deux prisonniers et six chevaux.

Le 12 août, nous apprenons que notre recul est stoppé et qu'il faut de nouveau partir en avant, vers le nord-ouest, cette fois. C'est que la manœuvre allemande de débordement se précise. Les 1re et 2e Armées ennemies gagnent la Meuse sans résistance sérieuse devant elles, le roi Albert ayant d'emblée décidé de ne se défendre que sur le front restreint Louvain-Namur, en arrière de la Gette. Dès le 12, les Allemands franchissent la Meuse au nord de Vise, près de la frontière hollandaise et, après le 17, ils vont la franchir en masse entre Vise et Huy.

Nouvelle mission pour le corps de cavalerie Sordet. Il s'agit de franchir la Meuse au sud de Dinant et de nous porter à marches forcées au devant des 1re et 2e Armées allemandes qui menacent Namur et les lignes avancées de la Sambre, le Grand Quartier Général espérant encore que l'ennemi ne dépassera pas ce fleuve.

Voici donc notre régiment en route vers la Meuse que nous franchissons le 15 août à Hastière, après avoir livré sur notre flanc droit à Pondrome et à Houyet, les 12, 13, 14 août des combats contre les avant-postes allemands de la 3e Armée. Pendant que nous franchissons le fleuve, d'autres éléments du 1er Corps de Cavalerie repoussaient à Dinant les Allemands sur la rive droite de la Meuse (Le coup de main de la Meuse sur Dinant fit comprendre à Joffre la manœuvre allemande de débordement et le décida à porter sur la Sambre la 5e Armée (général Lanrezac).).

Pour nous, une fois le fleuve franchi, nous remontons vers le nord, traversons la Sambre à Ham-sur-Sambre, à l'ouest de Namur que nous dépassons très largement vers le nord, puisque le 19 août le régiment combat à Gembloux, nos avant-postes atteignant la région de Perwez, point extrême de notre avancée. Dans cette région, c'est aux éléments de la 2e Armée allemande que nous nous heurtons. Leurs avant-gardes exercent une violente pression et de nouveau, c'est la marche en arrière. Nous allons nous placer le 21 août à l'ouest de Charleroi devant Montceau-sur-Sambre, mais il faut encore rétrograder et repasser définitivement la Sambre pendant que se joue la bataille de Charleroi du 21 au 23 août. Nos alliés anglais se sont enfin concentrés et livrent à l'ouest la bataille homologue dans la région de Mons. Le 1er Corps de Cavalerie comble l'espace entre les deux armées. Notre régiment est en réserve et nous entendons tonner le canon sans prendre une part active à l'action.

CHAPITRE III

La Retraite

23-27 Août 1914

Le 22 août nous réalisons que la bataille est perdue lorsque nous parvient l'ordre de repasser la frontière. Cette fois, c'est la retraite générale. Après un dernier combat d'arrière-garde à Mont-Sainte-Geneviève, nous rentrons en France le 23 août, 16 jours après notre entrée en Belgique. Le mouvement allemand s'est amplifié vers l'ouest, il tend maintenant à déborder l'Armée anglaise vaincue à Mons, et nous recevons l'ordre d'aller couvrir la gauche de nos alliés en retraite et de tenter d'arrêter la poursuite des colonnes allemandes en les harcelant de jour et de nuit.

Nous descendons vers le sud-ouest, passant près de Maubeuge où mon frère aîné Elie sera bientôt fait prisonnier lors de la reddition de la place, puis gagnant les régions d'Avesnes, Le Cateau, Cambrai, enfin Péronne où nous arrivons le soir du 26 août pour le cantonnement.

Cette retraite est le moment le plus pénible de la campagne pour les montures et les cavaliers déjà harassés par les opérations de Belgique. Nous cheminons par de petites routes presque transversalement par rapport à l'axe de retraite des autres troupes. I1 faut sans cesse passer entre de longues files de convois anglais et français, les doubler, les couper. Très vite, nous nous trouvons en arrière-garde, les Allemands sur les talons ; et le contact de nos patrouilles avec 1'ennemi est constant. A partir de l'itinéraire de base, ce sont d'incessantes missions, dans toutes les directions, qui épuisent notre résistance. C'est au cours de l'une d'elles que le 26 août, à Crèvecoeur-sur-l'Escaut le sous-lieutenant Ott, du 3e escadron, est tué par l'ennemi.

A la fatigue physique .s'ajoute cette tension nerveuse permanente des troupes d'arrière-garde qui sentent l'ennemi derrière elles. Et pourtant le régiment garde intacte son organisation : cette retraite. n'est pas une déroute.

Voici 20 jours que nous marchons presque continuellement, sans prendre plus de quelques heures de repos d'une traite, sauf pendant la bataille de Charleroi.

Cela n'empêchera pas Messimy, ministre de la guerre, d'écrire le 25 août, au général Joffre : " Je suis surpris, et je dirai plus, mécontent du rôle joué par Sordet. Le corps de cavalerie allemande parcourt la région du nord en ravageant tout, bousculant les territoriaux !... Sordet, qui a peu combattu, dort. C'est inadmissible, l'inaction de Sordet m'apparaît comme de plus en plus coupable ; je considère qu'il a manqué gravement à son devoir !... "

Habituelle incompréhension entre ceux de l'arrière et les combattants !... Oui, nous avions peu combattu, car on ne nous avait pas donné les moyens modernes adéquats, et on avait dispersé inutilement notre activité au cours de ce long raid !... Oui, nous dormions !... mais sur nos chevaux, en marche, quand la fatigue nous terrassait, pendant les périodes de calme où nos montures au pas, se suivaient en longues files Et j'ai vu bien des cavaliers, réveillés en sursaut par un écart de leur cheval, se rattraper de justesse au moment de vider les étriers.

Ces appréciations des officiels, les mouvements exacts de notre régiment par rapport aux armées alliées ou ennemies, je ne les ai, bien entendu, connues ou reconstituées qu'après la guerre.

Ce 27 août 1914, en mon cantonnement de Péronne, je ne connais les événements que de manière très fragmentaire. Je revois cette chevauchée sans fin, cet ennemi sans cesse présent et pourtant insaisissable derrière le rempart de son infanterie, avec l'impression d'inutilité de ces longues randonnées, de dépaysement dans une guerre où nos conceptions de combat se révèlent soudain périmées, l'amertume d'une retraite qui nous ramène des murs de Liège aux portes du Bassin Parisien, et par dessus tout, cette fatigue qui nous écrase, qui anéantit nos volontés et dont j'ai compris, ces jours-là, qu'elle était une sorte de bienfait car elle conditionne en grande partie le fatalisme du combattant.

Mais voici enfin le lieutenant qui revient, porteur de l'ordre de mission pour le lendemain : " départ à cinq heures en service de découverte au nord de Péronne, dans la direction de Bapaume. " Prendre et garder le contact avec l'ennemi en attendant la relève par un escadron du 29e Dragons. A dix heures trente, redescendre au sud de Péronne pour protéger le débarquement de chasseurs alpins à Villers-Carbonnel. Rejoindre ensuite le gros du régiment.

Au total, une journée comme tant d'autres, en perspective. Je ne me doutais pas qu'elle allait voir l'anéantissement de notre escadron qui n'avait pas perdu un homme depuis le début de la campagne.

CHAPITRE IV

L'Escadron encerclé

Jeancourt (Aisne) 28 Août 1914

Le début du programme de la journée se déroule sans incident et vers dix heures, nous assistons au carrefour de Villers-Carbonnel, au débarquement des chasseurs alpins venus d'Amiens en autobus. Sous les ordres du lieutenant-colonel Serret, ces troupes constituent un des premiers éléments de la 6e Armée (général Maunoury) que Joffre constitue rapidement à la gauche de notre dispositif pour attaquer la 1re Armée allemande. La concentration de cette armée doit se faire dans la région d'Amiens. En fait, la retraite accélérée de l'armée anglaise empêchera la réalisation de ce plan, et l'on sait que la concentration et l'attaque de la 6e Armée ne pourra s'effectuer que bien plus au sud, dans la région de l'Ourcq, aux premiers jours de la bataille de la Marne.

Ces malheureux bataillons de chasseurs à pied allaient être victimes de cette modification des dispositions du haut commandement. Ils furent débarqués en pleine retraite, à l'arrière de l'armée, avec mission de garder les ponts de la Somme aux abords et alentours de Péronne. Pour eux, ce sera le baptême du feu et ils sont visiblement impressionnés par le bruit du canon qui se fait entendre dès leur arrivée et qui confirme les contacts que nous avons pris nous-mêmes au nord de Péronne au début de la matinée. Nous les encourageons de notre mieux avec le prestige de troupes aguerries par vingt jours de campagne, puis les laissons à leur sort. Dans la journée même ils seront attaqués par les Allemands et leurs formations entièrement dispersées.

Pour nous, il s'agit maintenant de rejoindre le régiment et la division. Nous sommes un peu étonnés d'apprendre que le point de ralliement est situé au nord de Péronne, région que nous avons repérée le matin comme bien proche des avant-gardes allemandes. Effectivement, à peine étions nous partis que le point de rassemblement fut changé et reporté au sud de la Somme, mais nous ne fûmes pas prévenus à temps, et ce fut la cause de notre destruction.

Nous partons donc vers le nord, l'œil aux aguets, et à quelques kilomètres à l'est de Péronne, an nord du village de Cartigny, nous découvrons soudain, du haut d'une crête, une division d'infanterie, en halte gardée, à une distance de 1 500 mètres à 2 000 mètres. Officiers et sous-officiers, nous mettons pied à terre, et, après observation à la jumelle, concluons qu'il s'agit d'une division anglaise. Le fait n'a rien d'improbable puisque nous bordons l'aile gauche de nos alliés en retraite (En réalité, l'armée anglaise en retraite avait, à cette époque, un jour d'avance sur les armées françaises). Nous voici en route vers eux, mais parvenus à quelques centaines de mètres, un feu assez nourri nous accueille. " Ces imbéciles d'Anglais, s'écrie le capitaine, ils n'en feront jamais d'autre ! " On agite des mouchoirs, mais le feu redouble, et il faut se rendre à l'évidence : ce sont des Allemands !... Aussitôt, nous faisons demi-tour par la route qui nous a amenés, mais un groupe cycliste allemand nous a contournés et nous barre l'issue. Nous voici dans la gueule du loup et nous coupons transversalement à travers les chaumes vers un marais boisé, près de Buire-Courcelles, où nous disparaissons sans être poursuivis.

Il s'agit d'agir avec prudence, et le capitaine de la Baume envoie de petites patrouilles, en reconnaissance, dans les environs. Lorsqu'elles reviennent, les renseignements sont mauvais : nous sommes en plein dans les avant-gardes allemandes et le passage paraît impossible au nord, au sud, et à l'ouest. Du côté est, la densité paraît moindre.

Le capitaine est un homme énergique pour qui l'idée de reddition est exclue. I1 décide que nous tenterons de forcer le passage à l'est. Les ordres sont donnés de nous avancer en fourrageurs, droit devant nous et de charger, sans hésiter, tout ce qui se mettrait en travers, sans idée de faire demi-tour. Ce n'est pas sans émotion que nous entendons ces ordres et nous avons tous conscience qu'une heure décisive va se jouer pour nous.

Notre escadron est formé de cent-vingt cavaliers répartis en quatre pelotons. A la tête de chacun d'eux, un lieutenant ou sous-lieutenant, et deux adjudants ou sous-officiers. Dès la sortie du marais, nous nous disposons en fourrageurs, c'est-à-dire chaque peloton en ligne transversale, avec écart de quelques mètres entre chaque cheval.

C'est la disposition-type de la charge qui offre le moins de prise au feu ennemi. Le lieutenant est à quelques mètres en avant du peloton, sabre au clair, sous-officiers ou brigadiers à chaque extrémité de la ligne. Dans la plaine qui s'étend devant nous, c'est un beau spectacle que forment ces Dragons aux casques recouverts de la housse, crinière au vent, veste bleu-noir et pantalon rouge, armes brillantes au soleil, s'avançant en bon ordre vers leur destin. Mais ce jour-là, nous n'apprécions pas le pittoresque.

Nous partons d'abord au trot pour ménager nos montures jusqu'à 1'instant décisif. La lance est à la main, la pointe en l'air, position d'attente à distance de l'ennemi, et nous scrutons anxieusement les environs. Très vite, nous tombons sur 1'infanterie allemande et le lieutenant commande la charge. Les lances sont levées à bout de bras puis brusquement abaissées horizontalement, le corps du cavalier couché en avant vers l'encolure, le cheval éperonné lancé en plein galop.

Nous traversons successivement au galop huit à neuf lignes d'infanterie qui descendent du nord au sud le long des petites routes de la région. Entre chaque charge, les chevaux sont mis au pas. pour récupérer.

A chaque fois, les fantassins s'écartent sur notre passage, mais leurs feux déciment l'escadron. Les balles sifflent à mes oreilles et je vois successivement tomber à mes côtés le brigadier de Lassuchette, puis, plus loin, le cavalier Brou, qui se relève sans blessure, son cheval seul ayant été touché. Voici plusieurs kilomètres déjà parcourus à travers champs et chemins de terre. Les dégâts sont encore limités et l'escadron garde sa belle ordonnance de combat. Mais une dernière route, qui joint Jeancourt à Le Verguier, coupe notre direction. Elle est occupée par des voitures en convois et une arrière-garde de cavalerie. C'est le point faible du dispositif de notre encerclement : la porte de la souricière. C'est là qu'il faut chercher à faire la percée en chargeant de nouveau. Mais on nous a vus venir et l'artillerie ouvre le feu semant un certaine confusion.

Je vois devant moi pour la dernière fois le sabre du lieutenant Leroi qui commande la charge. Comme sous-officier, je suis à l'extrême droite de la ligne qui flotte un peu, bien que nous cherchons à serrer sur le centre. Je dépasse une meule de paille et me trouve brusquement devant l'extrémité d'un chemin creux. Je pousse mon cheval qui fait des difficultés pour descendre. Je l'éperonne nerveusement et parviens à le faire descendre puis remonter le talus, mais j'ai perdu du terrain sur l'escadron qui charge à cinquante mètres devant moi, cherchant une passe. Il va falloir que j'aborde seul le convoi allemand. Là-bas, un espace de six mètres existe entre deux voitures : ma résolution est immédiatement prise. Je me précipite au galop de charge, la lance horizontale, le corps penché en avant sur l'encolure de mon cheval, et malheur à l'Allemand qui se trouvera sur ma route. Les soldats du convoi sont à terre en position du tireur à genoux et m'envoient balles sur balles. Je les entends " piauler " autour de moi. Grâce à Dieu et à la vélocité de mon cheval, ni moi, ni ma monture, ne sommes touchés. Aucun cavalier allemand n'a osé marcher à ma rencontre et c'est maintenant de derrière que me sont envoyés les derniers projectiles. Devant moi, la campagne est vide, l'escadron s'est dispersé hors de ma vue. Toujours au galop après avoir évité sur ma gauche une patrouille, les nerfs tendus, je gagne à 1500 mètres de là un petit bois dans lequel je m'enfonce avec soulagement.

Il n'y a pas un heure que nous avons quitté le marais et le 1er escadron du 9e Dragon est rayé du registre du régiment.

Reconstitution du trajet du 1er escadron du 9e régiment de Dragons entre Buire-Courcelles et sa dispersion à l'est de Jeancourt le 28 août 1914.

J'apprendrai plus tard que la conduite de tous fut exemplaire. Aucun ne fit demi-tour quand les charges furent commandées et partout la ligne allemande fut bousculée. Le capitaine de la Baume fut obligé d'abandonner son cheval blessé ; il se réfugia également dans un bois et vécut seize mois derrière les lignes allemandes, déguisé en civil. Sur les quatre lieutenants et sous-lieutenants deux furent tués. Le lieutenant de Martimprey fut tué en abordant le convoi ennemi à la charge ; les Allemands eux-mêmes rendirent hommage à sa vaillance en inscrivant sur sa tombe : " Mort en brave ". Le sous-lieutenant de Brauer, qui avait réussi à s'introduire dans les lignes ennemies, fut tué le lendemain 29 août à la tombée de la nuit dans le village de Pontru, en chargeant une patrouille allemande. Les lieutenants Colin Saint-Michel et Leroi furent désarçonnés, mais purent s'échapper avec beaucoup d'autres dans les bois environnants. L'adjudant Douard chargea seul une automitrailleuse allemande en action. Il fut blessé et fait prisonnier après avoir tué de sa main le conducteur de l'auto et le chef de la pièce. La détermination de tous fut telle que le plus grand nombre parvint à s'échapper et à rejoindre par la suite, en civil, les lignes françaises, soit par Saint-Pol et Arras en contournant l'aile droite allemande, soit en accompagnant les colonnes allemandes jusqu'à Epernay, notre ancienne garnison, soit en remontant par la Hollande. Beaucoup restèrent cachés chez les habitants pendant plus de deux semaines. Ils eurent la joie de retrouver, le 15 septembre, le régiment venu poursuivre dans la même région les colonnes allemandes en retraite, après la bataille de la Marne. Parmi eux, se trouvaient les deux lieutenants survivants.

Il eut été peut-être plus opportun, pour moi, d'attendre sur place le retour de nos troupes, mais je ne pouvais me résigner à rester passif et voulais tout tenter pour sortir de cette situation. Je ne pus rejoindre mon régiment qu'après plus de quatre mois de pérégrinations variées, assorties d'aventures et de dangers divers.

CHAPITRE V

Derrière les lignes allemandes

28-30 Août 1914

Aussitôt caché dans le bois et après avoir remercié la providence de sa protection, j'attache mon cheval, couvert d'écume, et vérifie qu'on ne m'a pas poursuivi. Je reconnais les lieux qui sont inoccupés. Le bois est de petite dimension (1 km sur 1 km) et attenant à un château, d'un côté, et de l'autre à une maison forestière qui semble inoccupée. Je pénètre dans cette dernière en brisant un carreau. Par des lettres qui traînent sur un meuble j'apprends que je suis chez M. Montagne, maison forestière du Grand Priel, par·Hargicourt (Aisne), au lieu-dit " Le Bois du Roi ". Je lui emprunte sans hésiter les quelques rares vivres que je découvre, car je meurs de faim, aucune nourriture ne nous ayant été distribuée de la journée. J'emmène encore une veste et laisse un mot d'excuses, avec mon adresse et promesse de remboursement ultérieur, pour ces emprunts forcés. La nuit tombe et je juge plus prudent de regagner le bois où je m'étends dans les fougères à côté de mon cheval. Mon sommeil est agité, la nuit est fraîche et je me réveille plusieurs fois en grelottant. Le lendemain matin, j'essaie d'analyser la situation avec calme.

Il est de fait, qu'après la dispersion de l'escadron, la poursuite ennemie n'a pas été active : les troupes d'avant-garde ont une mission bien définie à remplir et ne peuvent perdre du temps à la poursuite de combattants isolés. La densité des lignes allemandes paraît encore faible et je décide de tenter de regagner les lignes françaises.

Je retourne à la maison forestière, je cambriole cette fois le clapier et goûte pour la première fois la saveur du lapin cru, très acceptable pour un homme affamé. Je dégarnis mon paquetage au maximum pour posséder. en cas de poursuite, l'avantage de la légèreté.

J'imagine ensuite de troquer ma veste et mon pantalon pour les effets civils de mon hôte involontaire. Cette tenue devait me permettre, je le supposais, de passer à quelques distances pour un cavalier allemand à cause des teintes neutres de ces vêtements. C'était une folie qui pouvait me faire fusiller comme franc-tireur, mais je croyais savoir que de toutes façons, les Allemands ne faisaient pas de prisonniers isolés et exécutaient, séance tenante, les militaires égarés qu'ils pouvaient prendre. I1 faut reconnaître que ce bruit était dénué de fondement. En tous cas, il me confirma dans la nécessité de garder sur moi toutes mes armes, car j'étais décidé, en cas de surprise, à lutter jusqu'à la mort.

A peine sorti de la maison, je vois venir dans le bois trois nouveaux occupants : ce sont trois fantassins anglais entièrement désorientés. Je leur fais cadeau du reste du lapin et leur indique la direction générale des troupes alliées. Peu après, je sors du couvert du bois et monte à cheval, lance au poing et revolver en poche, sabre au côté de la selle, suivi par le chien de la maison qui m'a pris en affection. Je prends la direction du sud-sud-ouest vers Cartigny. La plaine est d'abord dégagée, et le hasard veut qu'après un kilomètre, je croise un habitant du pays qui reconnaît et appelle son chien. C'est le locataire de la maison forestière. Je lui renouvelle oralement mes excuses ; il m'absout volontiers et me souhaite bonne chance. Je chemine évidemment à travers champs, et, à la première route que je rencontre, j'aperçois, à cent mètres, une voiture de boulanger, portant en grosses lettres, sur la bâche, le nom du propriétaire. Je m'approche sans méfiance pour demander des renseignements, mais lorsque j'en suis à trente mètres, voilà que deux Allemands en sortent et me mettent en joue. Mon cheval a vite fait le demi-tour que je lui commande et je pars en zigzag, au galop. Bien m'en prend car nous ne recevons ni l'un ni l'autre aucun projectile malgré l'adresse évidente des tireurs dont j'entends passer les balles à peu de distance.

A une route suivante, c'est une automobile découverte de l'armée allemande qui passe juste devant moi. Deux officiers y sont installés. Je leur décoche deux balles de revolver, à leur grande surprise probablement. Sans cesser de rouler, ils me rendent la pareille, sans plus de succès. Quelques minutes d'observation dans un bosquet me persuadent que cet échange de politesse s'en tiendra là et je repars à travers champs.

Un peu plus loin, nouvel incident, plus sérieux. Je passe au trot à quelques centaines de mètres d'une meule derrière laquelle un aéroplane allemand, qui vient d'atterrir, est gardé par une patrouille de cavalerie. J'entends bientôt qu'on m'interpelle et vois en me retournant un cavalier qui vient vers moi. Je ne réponds rien et continue ma route en réglant mon allure sur celle de mon suivant, qui heureusement reste au trot à soixante mètres derrière moi, visiblement peu désireux d'engager le combat. Mais voici que les choses se gâtent : devant moi apparaissent deux patrouilles de cavalerie, espacées d'environ quatre cents mètres. Il faut passer entre les deux, mais mon poursuivant, qui reprend courage à la vue de ce renfort, donne à pleins poumons dans un sifflet à roulettes, pour attirer l'attention. Au moment où j'arrive à portée de la voix, la patrouille de droite, vers laquelle j'ai légèrement incliné, m'interpelle au sifflet. Je reste imperturbablement ,au trot et fais, avec ma lance, plusieurs fois le signe " au trot " et " en avant ", comme si je voulais indiquer (comme dans les signaux de l'armée française) que j'étais pressé et obligé d'aller en estafette devant moi. Ma tenue civile les trompe un moment car personne ne se dérange. Quand ils reviennent de leur erreur, je suis déjà .loin, ayant pris le galop au bon moment et je ne cours plus le risque d'être cerné. Mais un vombrissement se fait entendre : c'est l'aéroplane qui a pris l'air et vient tourner au-dessus de moi. Heureusement, la technique du tir en piqué n'a pas encore été mise au point et je le vois sans déplaisir s'éloigner.

Après un galop soutenu, j'arrive enfin en vue de Cartigny et m'enfonce dans un bois pour laisser souffler ma monture et reprendre moi·même mes esprits après cette chaude alerte. J'observe très facilement, à la jumelle, les convois qui défilent vers Cartigny, flot imposant de fantassins, voitures de ravitaillement, ambulances... Cette fois, je juge plus objectivement : la traversée de ces lignes par un isolé est impossible et comme à l'impossible nul n'est tenu, et qu'au surplus je suis brisé physiquement par suite d'une fatigue nerveuse excessive, je décide de ne pas poursuivre plus loin ma tentative et je m'enfonce dans le bois.

Nous sommes le 29 août à midi. Je desselle mon cheval dont le surmenage a été tel ces derniers jours que la peau du dos est à vif à l'emplacement des panneaux de la selle. En rampant, pour ne pas être aperçu de la route, je vais lui chercher des gerbes de paille et une brassée de luzerne arrachée, touffe à touffe, dans un champ voisin. Pour moi, ces émotions m'ont entièrement coupé l'appétit et je ne parviens même pas à manger le morceau de chocolat et le croûton de pain qui me restent. Par contre, je suis en nage après cette chevauchée sous le soleil d'août, ma soif est terrible, mais pas un point d'eau en vue. Au reste, la fatigue me terrasse. Je m'endors dans un fourré, le revolver à la main. Cette fois, je dors d'une traite le reste de la journée et toute la nuit suivante.

Dès mon réveil, la soif se rappelle à moi ; je me mets en quête d'eau, sans en trouver ; je me jette littéralement sur un buisson de mûres, puis dévore à pleines dents une betterave pour apaiser ma soif. Un peu réconforté, j'explore le bois méthodiquement. A quelques mètres de la lisière, je découvre une maison. Je l'observe pendant une heure pour être certain de l'absence de troupes et, finalement rassuré, me décide à aller sonner à la porte. Je ne devais pas être beau à voir dans cet accoutrement après deux nuits passées à la belle étoile ! Un brave paysan vient m'ouvrir, qui me fait aussitôt entrer, malgré le danger, et m'offre du cidre et de la nourriture.

Je lui abandonne ce qui restait de mes effets militaires et il complète ma tenue civile par une paire d'espadrille. J'obtiens de lui l'assurance qu'il ira détacher mon cheval dans le bois, le laissera en liberté et, si possible, veillera sur lui. Ma pauvre " Echelle ", comme il me coûte de t'abandonner, toi à qui je dois le salut ! Et quel serrement de cœur de penser que, peut-être tu tomberas aux mains des Allemands qui t'utiliseront contre nous.

CHAPITRE VI

En France et en Belgique , occupées

31 Août - 21 Décembre 1914

Puisque je ne puis rejoindre mon corps j'ai pris la résolution d'aller me mettre au service de la Place de Maubeuge, assiégée. Mon itinéraire me conduit aussi au pays natal où je pourrai trouver d'utiles concours. Mais a partir de maintenant, il ne s'agit plus pour moi de courir à travers champs. Je dois voyager le long des routes comme un chemineau de bonne foi et le jour même, je commence l'itinéraire qui va me conduire à la frontière belge. Chemin faisant, je rencontre un homme, sa femme et leur enfant. Je fais route avec eux, poussant la voiture de l'enfant. ce qui me donne l'air le moins militaire du monde. Nous croisons des troupes allemandes qui ne portent pas attention à nous. Pendant toute cette période de leur marche victorieuse vers Paris, puis de la bataille de la Marne, la recherche des soldats français isolés n'est pas leur préoccupation majeure et la circulation des faux-civils se fait sans trop de difficultés. Partout je rencontrerai en France et en Belgique, l'aide généreuse des habitants.

Le soir même, nous arrivons à Heudicourt, village où mes compagnons me retiennent à souper et à coucher. Je m'ouvre à eux de mon identité (Je leur demandai de prévenir le régiment de mon sort au cas où nos armées réoccuperaient cette région. Le hasard voulut que le 15 septembre, le 9e Dragon traverse de nouveau ce territoire reconquis. Sur le bord de la route, un homme regardait défiler nos escadrons, appelant par son nom mon frère Jean, du 2e escadron. C'était mon hôte d'Heudicourt. Mon frère se fit connaître et apprit avec joie ma survie de la bouche de cet homme qui accompagna la colonne quelques instants) et le lendemain, mon hôte me rédige un certificat indiquant qu'il m'a employé avec satisfaction, comme ouvrier peintre. I1 me présente au Maire qui me délivre aussitôt un certificat d'identité me situant comme un ouvrier sans travail.

Ces précieux papiers me permettront, en quelques jours de gagner la Thiérache. A quelques kilomètres du but de mon voyage, j'arrive à Sains-du-Nord. Non loin de l'ancien château de Talleyrand, les allemands ont installé un barrage à la sortie du pays, sous le pont du chemin de fer. Les habitants m'ont prévenu que je ne pouvais m'y soustraire, toute personne trouvée dans les bois environnants ou faisant mine d'y pénétrer étant, selon eux, fusillée sur place.

Je prends mon courage à deux mains et me présente au poste. Mes papiers n'ont pas l'air de convaincre. La sentinelle appelle le sous-officier qui fait venir un interprète. Je prétends être belge et rentrer au pays, ayant perdu mon travail à Heudicourt, à cause des combats. Ce pieux mensonge me fait ouvrir la barrière car il n'y a évidemment pas de soldats belges déguisés dans cette région.

Me voici enfin à Ohain, mon village natal, dernière commune avant la frontière belge. J'y trouve tout naturellement toutes les complicités désirées, mais je suis trop connu de tous pour espérer une discrétion absolue. Un oncle me fait conduire par un homme sûr (M. Hauet surnommé " Pabutte ") à la ferme d'un cousin, à quelques kilomètres de là, au sud de Chimay, en Belgique. J'ai dû en effet abandonner l'idée de rejoindre Maubeuge investie : on entend d'ici le bombardement de ses forts et sa chute prochaine ne fait guère de doute. Le mieux paraît d'attendre quelques temps la suite des événements.

Pendant mon séjour à la ferme, du 4 septembre au 14 décembre 1914, le temps s'écoule lentement entre les travaux agrestes et le braconnage. I1 est difficile de connaître la situation militaire. D'invraisemblables bobards sont mis en circulation : deux forts de Paris sont tombés aux mains des ennemis, Lille et Laon ont été repris par surprise, les Français. s'étant, dans chaque cas, déguisés en Allemands encadrant un faux convoi de prisonniers français, armés " sous cape "..., etc... Le seul écho vraisemblable qui nous parvienne de France est une proclamation attribuée au général Joffre, et que l'on dit avoir été lancée par nos aviateurs au-dessus de Landrecies. " Courage ! dit cette proclamation, l'ennemi a été refoulé sur plus de cent kilomètres, il sera bientôt chassé du sol de la Patrie ". Cette nouvelle nous remplit de joie et d'espoir. Puis, de nouveau, le silence... Je désespère de voir apparaître les troupes françaises de sitôt.

Dans le courant d'octobre, nous apprenons qu'une compagnie française composée de 273 hommes et officiers se trouvait retranchée, depuis le mois d'août, à l'insu des Allemands, à cinq kilomètres au sud dans les bois de Signy-le-Petit.. Cette compagnie était soumise à une discipline rigoureuse, des sentinelles étaient postées jour et nuit, des retranchements très importants étaient établis. Les armes ne manquaient pas et le ravitaillement était assuré par des réquisitions. Ces isolés espéraient le recul des Allemands à brève échéance, mais une femme de Chimay, dit-on, a vendu le secret au commandant de la place, pour quelques litres de pétrole. Ce dernier, d'après des bruits dont je n'ai pu contrôler l'exactitude, aurait envoyé 8 000 hommes pour cerner la forêt et aurait menacé la municipalité de Signy-le-Petit, des pires représailles si la compagnie française ne se rendait pas immédiatement. Prévenu, le capitaine accepte de se rendre après avoir enterré les armes, à la condition expresse que les troupes allemandes lui rendent les honneurs, ce qui fut promis et réalisé.

Il serait intéressant de rechercher maintenant, la part de vrai dans ce fait d'armes peu banal. Toujours est-il qu'à cette occasion, une partie de la compagnie s'échappa, déguisée en civil et qu'une chasse à l'homme s'organisa dans les environs. De fréquentes battues, avec visites des fermes, mettent l'émoi dans les populations.

A plusieurs reprises, je suis obligé de me cacher dans la grange à foin ou de me réfugier dans une ferme voisine pour quarante-huit heures. Un poste allemand est installé en permanence à un kilomètre de la ferme et arrête les passants. Mon cousin que ces tracasseries exaspèrent dit un jour devant moi : " Si les Allemands continuent de nous embêter ainsi, je ficherai le camp par la Hollande ". Ce fut une révélation pour moi : jamais l'idée de partir par la Hollande ne s'était présentée à mon esprit. C'est alors que je commence à mûrir ce projet. Après avoir pris l'avis d'un moine de l'Abbaye voisine de N: D. de Scourmont, et longuement prié le Seigneur et la Vierge Marie de m'assister dans cette entreprise, j'acquis la ferme conviction que je réussirais. Au cours des circonstances, dramatiques quelquefois, de mon voyage vers les Pays-Bas, je gardai toujours la certitude d'être dans la voie tracée par la providence et que la réussite était assurée, grâce à son concours.

CHAPITRE VII

Le passage en Hollande

2Z Décembre 1914

Les temps ont bien changé depuis ma première randonnée en territoire occupé. Les Allemands ont organisé leur occupation ; ils exigent pour les grands déplacements des passeports délivrés par leurs services ; pour moi, je me contenterai d'un faux certificat d'identité au nom de Huant Omer, domestique de ferme, né à Gand, et habitant Forges, certificat établi par le bourgmestre de la localité qui y ajoute un certificat de travail. Je me procure encore une attestation médicale, délivrée par le docteur Laloup, de Chimay, faisant état d'incapacité de travail de la main droite pendant la saison froide. (L'existence au niveau de la paume d'une importante cicatrice, datant de mon enfance, pouvait donner un semblant de véracité à cette prétendue infirmité). Ces pièces pouvaient justifier mon déplacement à la recherche d'un travail au chaud, dans les villes belges, pendant l'hiver.

J'avais décidé de gagner la frontière hollandaise par le trajet le plus direct, qui devait me mener à Maestricht, capitale du Limbourg, véritable éperon avancé en territoire belge. Cet itinéraire avait aussi l'avantage de traverser sur sa presque totalité des pays wallons, condition indispensable pour me faire comprendre des habitants.

Quant à la façon de passer la frontière, je n'avais pas d'idée précise à ce sujet, et je comptais improviser sur place. II faut dire que l'aide des habitants ne me manqua jamais. La haine des envahisseurs était vive partout, tant en France qu'en Belgique, et la situation assez différente de celle pendant la seconde guerre mondiale ; il n'y avait pas alors, dans chaque pays occupé, deux gouvernements prônant, l'un la résistance, l'autre, la collaboration, dualité propre à semer le doute dans les esprits les plus sincères. En 1914, le devoir de la résistance à l'occupant était évident pour tous et chacun s'efforçait de le remplir avec ses faibles moyens. Mais aussi il n'y avait pas de résistance organisée ni armée comme on la connût à partir de 1941, pas d'attaques de soldats ou d"installations militaires ennemies par des maquisards.

Aussi, les Allemands mettaient moins d'acharnement à la recherche des irréguliers, moins de cruauté aussi dans les représailles envers les civils lorsque la preuve de complicité était établie. Cet état de choses devait permettre à un isolé comme moi, parti au hasard sans le secours d'aucune filière, de trouver toujours, au bon moment, l'aide bénévole et efficace, en déclinant seulement son identité et ses projets.

Je pars le 15 décembre 1914 au matin avec un habitant du pays qui conduit du bétail à Charleroi et m'emmène dans sa carriole. Il me loge chez un parent et le lendemain je pars seul vers Tongres, dernière ville belge avant Maestricht. Un premier tramway me mène sans encombre à Fleurus, où je débarque en plein cantonnement de cavalerie allemande. Je peux enfin contempler de près nos adversaires insaisissables d'il y a quelques mois et apprécier, en connaisseur, leur bonne tenue générale.

Un autre tramway va partir vers Namur: Je m'y hasarde imprudemment, lorsque l'apparition d'un contrôleur allemand me rappelle à la réalité. Il reste quelques minutes avant le départ, j'ai vite fait de m'éclipser de la voiture et je décide de voyager, désormais à pied, par de petites routes, par étapes de trente à quarante kilomètres, en passant la nuit dans des auberges de village.

Le plus souvent, je passe inaperçu, mais quelques émotions émaillent ce voyage. Un soir à Blehen, je mange à l'auberge après m'être présenté comme un marchand de grains de Charleroi, lorsque rentre un civil qui soudain me dévisage, et, remarquant mes cheveux courts, me lance : " Toi, tu es un soudiard (un soldat) ! " Il faut faire bonne contenance. Je lui ris au nez avec assurance. Heureusement l'aubergiste vient à mon secours et annonce ma profession. Mon interlocuteur me prend au mot, me propose de l'avoine ; je marchande avec lui le plus sérieusement du monde et passé marché pour l'achat de vingt quintaux d'avoine à vingt-quatre francs le quintal à venir prendre sur place dans trois jours. Quelques verres de Schiedam arrosent ce marché et je vois partir, sans déplaisir, ce douteux personnage. Le lendemain, au départ de l'auberge, le patron me confie qu'il s'agit d'un Allemand installé dans le civil, qu'il n'a aucun stock de grain à vendre et sert probablement d'indicateur à la police allemande.

Une autre fois à Vreren ce sont deux femmes qui tiennent l'auberge. Elles font quelques difficultés pour m'héberger à cause de l'absence de passeport, mais finalement consentent à me donner une chambre. A peine entré dans la chambre, j'entends fermer , la serrure de l'extérieur. Je ne doute pas qu'elles sont parties me dénoncer et qu'on viendra peut-être m'arrêter d'un instant à l'autre. Mais la nuit s'écoule sans que rien ne survienne et, au petit matin, une main féminine vient discrètement tourner la clef et me rendre la liberté. On m'accueille, au petit déjeuner, avec beaucoup d'amabilité. Il s'agissait simplement de femmes seules apeurées par la présence d'un inconnu sous leur toit. Encore une fausse alerte.

Me voici enfin parvenu à quelques kilomètres de Tongres. Impossible d'aller plus loin car un poste de garde est installé au passage à niveau de Nerem et, j'ai pu le constater de loin, vérifie tous les passeports. Il va me falloir prendre contact avec les habitants pour organiser un passage clandestin.

Je décide de me confier au prêtre de Rutten, gros village voisin, certain auprès de lui de ne pas être trahi. Il me reçoit avec empressement et m'adresse au châtelain local, le comte de Grunne, dont l'accueil chaleureux me réconforte. Grâce à son intervention et à celle d'un aubergiste du pays, je puis entrer en relation avec un habitant qui a déjà convoyé des marchandises à Maestricht. Je lui propose d'acheter six cents kilos de pommes et de les lui faire livrer à Maestricht, dans sa voiture, en me dissimulant sous le chargement.

Après des hésitations, ce père de famille nombreuse accepte. I1 m'héberge , deux jours chez lui, délai nécessaire à la demande d'autorisation de transfert, auprès des autorités allemandes. Hélas cette demande lui est refusée.

Il faut trouver autre chose. Mon paysan a été mis en confiance. Je lui demande l'adresse d'un passeur ou tout au moins d'une personne susceptible de m'aider à me rapprocher de la Hollande. Il connaît un habitant de Liège qui, à sa connaissance a déjà été plusieurs fois en Hollande. Il accepte de me conduire chez ce Monsieur. C'est ainsi que j'arrive à Liège, le 21 décembre, chez un certain Lambert Portugaels, artisan armurier, 33, rue Bas-Rhieux. Je n'oublierai jamais l'accueil de cet homme de cœur. Je me confie à lui sans réticence. Il m'écoute attentivement, sans m"interrompre. Ai-je réussi à le convaincre ? Ne va-t-il pas me soupçonner d'être un espion venu lui tendre un piège ? Lorsque j'ai fini mon récit, j'attends son verdict avec angoisse. Il réfléchit un moment pendant que la vision du pays se dresse devant moi. Quelles paroles vais-je entendre ? Dois-je espérer ? Ou va-t-il refuser ?....

Enfin Lambert Portugaels fixe sur moi son noble regard et, de sa bouche, sortent ces mots prononcées avec résolution : " Eh bien ! demain, vous y serez, en Hollande ". Je sens qu'il vient de faire un serment intérieur en acceptant tous les risques de l'entreprise, dans un désintéressement absolu. Le ton de ces paroles est si sincère, si généreux, que j'en suis remué au fond du cœur, je ne puis vaincre mon émotion et je fonds en larmes. " Je vous remercie du fond du cœur de ce que vous allez faire pour moi, lui dis-je, je suis sûr qu'avec vous, je réussirai.

Ce brave ami me fait dîner ou plutôt souper, comme on dit là-bas, et coucher chez lui. Dès le lendemain matin, nous partons pour la frontière, distante seulement d'une vingtaine de kilomètres. Des amis lui ont conseillé de prendre le tramway jusqu'à Kanne, ville frontière, et là, de demander " le passeur de carrières ", homme qui ferait passer les clandestins par des carrières aboutissant en Hollande. Ceci ne paraît pas invraisemblable car, au sud de Maëstricht, sont creusées d'immenses galeries de carrières, exploitées déjà au XIe siècle, à ce qu'il paraît.

Hélas, le tuyau ne vaut rien. Parvenu à Kanne, nous demandons à plusieurs personnes l'adresse du passeur de carrières. On nous regarde avec des yeux ronds. Notre insistance finirait par attirer sur nous l'attention de soldats allemands au repos, qui circulent ou flânent dans les rues. Des civils s'avancent sur une des deux routes qui mènent à Maëstricht. Nous décidons de les suivre, avec l'intuition que nous allons bientôt nous trouver en face d'une sentinelle. Décidément, il faut passer aujourd'hui ou jamais. Ce serait le moment de nous remémorer qu'au cours du siège de Maëstricht par les troupes de Louis XV, le comte d'Anterroche, déjà célèbre pour avoir fait tirer les Anglais les premiers à Fontenoy, prononça le mot fameux : " impossible n'est pas français ". Je ne connaissais pas à l'époque cette anecdote et. chrétien convaincu, j'évoquais surtout les paroles de l'annonciation : " Rien n'est impossible à Dieu ".

Nous élaborons un plan hardi : mon ami a un passeport périmé, il passera le premier et le présentera à la sentinelle. Si elle nous refuse le passage, je lui arracherai le fusil des mains et, en cas de nécessité absolue, je l'embrocherai avant de fuir.

Ces dispositions arrêtées, nous nous avançons silencieusement vers la frontière, songeant à la dure partie qui va se jouer et cherchant, suivant la formulé, à " élever nos cœurs à la hauteur de nos résolutions ".

Nous apercevons là-bas un tournant de la route et, venant vers nous un gamin du pays qui sifflote, les mains dans les poches. Lorsqu'il nous croise, c'est avec stupéfaction que nous l'entendons dire, sans s'arrêter, ni même tourner la tête : " C'est une bonne sentinelle ! avec vingt ou trente sous, vous pouvez passer, mais pas plus ! ". Nous en restons pantois ! Quel auteur oserait imaginer un dénouement aussi factice à un récit d'évasion ? Et pourtant les choses se sont passées de cette façon et j'ai toujours regardé cet événement comme une intervention de la providence.

Aussitôt, je prépare deux pièces de cinquante centimes. Nous arrivons devant la sentinelle ; mon ami Lambert Portugaels sort le passeport de sa poche, 1e déplie, et le lui présente, tandis que je montre ostensiblement les deux pièces d'argent qui brillent dans le creux de ma main, à hauteur de ceinture. Tandis que mon ami place les deux pièces sur le coin du passeport, la sentinelle regarde à droite et à gauche. " Officier, officier ", nous fait-elle (nous avons su depuis que des officiers, avertis du soudoiement des sentinelles les observaient parfois à la jumelle à quelque distance). Il faut croire que rien d'anormal n'est en vue car le soldat prend le passeport, fait glisser les piécettes dans sa main qui se renferme, nous rend le document du bout des doigts, et nous montre la direction de la Hollande.

La dernière barrière est franchie, nous voilà presque en Hollande. Comme ils nous semblent longs ces cent mètres de no-man's land ! Il nous faut pourtant marcher sans hâte... La frontière se rapproche petit à petit. Nous y voilà, nous sommes en Hollande, nous sommes sauvés, le cauchemar est dissipé !....

Les douaniers hollandais nous laissent passer sans difficulté. Maëstricht se dessine à quatre kilomètres de là. Nous marchons le cœur euphorique, en terre libre. Je me sens plus léger physiquement ; j'effleure à peine le sol, me semble-t-il, et nous rions sans arrêt, nerveusement. Pour un peu, nous danserions sur la route.

A Maëstricht, j'offre un déjeuner bien mérité à mon sauveur. Nous allons ensuite faire brûler un cierge devant une statue de la Vierge, puis, nous nous présentons au consulat français. L'accueil du consul est des plus cordiaux. Il me fait raconter mon odyssée et prend des notes pour son rapport aux autorités françaises. Après nous avoir félicités tous deux pour notre ténacité, il me confie à ses services qui vont organiser mon rapatriement. Je passe encore quelques moments de détente avec mon sauveur et nous allons chez un photographe fixer sur la pellicule ce jour mémorable.

Mais il faut nous quitter et ce n'est pas sans émotion que je vois partir cet ami sincère qui va risquer seul d'autres dangers pour repasser la frontière en sens inverse. Excellent Lambert Portugaels ! II y a vingt-quatre heures que je me suis présenté à vous comme un inconnu et vous avez risqué votre vie pour faire très simplement votre devoir, sans éclat, sans espoir de profit ni de gloire, à une époque où l'on ne distribuait pas encore de médailles de la résistance.

Je vous vois disparaître, toujours aussi digne, en pardessus à col de velours, et en chapeau melon, les gants à la main. Qui pourrait soupçonner que sous cet aspect débonnaire se cache une âme si trempée !

Avec quelle joie je suis allé vous rendre visite après la guerre pour vous redire ma gratitude ! Vous n'êtes plus de ce monde, mais votre souvenir reste gravé dans ma mémoire.

CHAPITRE VIII

Le retour au régiment

23 Décembre 1914 - 28 Janvier 1915

Parvenu à Maëstricht le 22 décembre, sept jours seulement après mon départ de la ferme, je suis, dès le lendemain dirigé sur Rotterdam. De Flessingue, je gagne, par mer, Folkestone puis Calais, le 2 janvier 1915, j'arrive à Saumur où a été transféré le dépôt du 9e Dragons. Après une courte permission où je retrouve ma famille, avec l'émotion que l'on devine, je rejoins le 28, mon régiment sur le front à Rivière, près d'Arras.

La surprise de mes camarades est grande de me revoir après quatre mois de disparition. La mienne aussi de constater les transformations survenues chez les Dragons.

Après l'épisode du 27 août, le régiment réduit à trois escadrons a continué sa pérégrination pendant toute la guerre de mouvement.

Retraite encore jusqu'à la bataille de la Marne à laquelle le régiment a pris une part active du 7 au 10 septembre, en couvrant, à gauche, la 61e Division d'Infanterie à Betz et à Nanteuil-le-Haudoin. Puis c'est la course à la mer, pendant laquelle la cavalerie française sera toujours à la pointe du mouvement, précédant et préparant le débordement de l'aide droite allemande.

Le corps de cavalerie est maintenant sous les ordres du général de Mitry, qui a remplacé le général Sordet, limogé. " Vae victis ".... Dans les régions de Péronne, Arras, Lens, le régiment a fourni de rudes combats. La cavalcade ne s'est arrêtée qu'au bord de la Mer du Nord. Cette fois, il n'a pas été possible d'aller plus loin ! Nos cavaliers ont été démontés et ont pris, le 22 octobre, les tranchées bordant la rive ouest du canal de l'Yser. Les Dragons y sont descendus en grande tenue, avec la lance, bien encombrante pour ces nouvelles fonctions.

En décembre, près de Nieuport, le 1er escadron, reconstitué, s'est illustré en s'emparant de la maison du passeur qui restera dans nos lignes pendant toute la durée de la guerre.

J'apprends avec joie que mon frère Jean, du 2e escadron, a parcouru toutes ces étapes sans coup férir.

Maintenant, le régiment commence près d'Arras cette interminable guerre de tranchées. Les chevaux sont à l'abri quelques kilomètres à l'arrière. Nous les retrouvons à chaque période de repos, pour nous rappeler notre appartenance, et nous tenir prêts à reprendre nos chevauchées dès la percée du front. Ce jour ne viendra jamais. C'est en vain que, pendant quatre ans, nous entretiendrons ces écuries à l'arrière des lignes. Les temps sont révolus, la cavalerie a vécu en tant qu'arme tactique et nos belles montures ne serviront qu'au triomphal retour du régiment à Epernay, le 3 août 1919, après cinq années d'absence.

 

Cinquante années ont passé. Ces souvenirs me paraissent, bien lointains et pourtant combien vivants. J'ai vécu assez longtemps pour voir la revanche de la cavalerie, mais cavalerie motorisée, qui décida du sort de grandes batailles.

J'ai vu la dernière guerre se conclure dans les explosions nucléaires, et voilà qu'avec les fusées intercontinentales on nous promet encore mieux pour la " prochaine ". Mais jamais je n'oublierai ces derniers mois de 1914, derniers grands jours de la cavalerie française. Les hommes qui ont vécu cette période ont été les derniers représentants de vieilles traditions de combat qui apparaissent aujourd'hui bien désuètes.

En croisant dans la rue ces vieillards encore verts, quel adolescent nourri de science-fiction s'imaginerait qu'aux beaux jours de leur jeunesse, ils ont chargé l'ennemi, à cheval, sabre au clair ou la lance à la main, comme l'avaient fait, un siècle avant eux, les cavaliers de Murat.

 

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