CINQ JOURS DE RECONNAISSANCE DANS LES LIGNES ALLEMANDES

Texte du Sous-Lieutenant du Vigier, publié en 1929, dans la "Revue de la Cavalerie"

 

13 septembre 1914... La salle d'école d'Ambleny, au sud de l'Aisne... Un ciel de suie... Une pluie fine, monotone, au bruissement mou... Plus loin, au nord, vers Autrèches et Saint-Christophe, le roulement assourdi des batteries du 7e Corps.

Six hommes sont rassemblés dans cette salle. Ce sont, groupés autour du chef d'Etat-Major du 7e Corps, cinq officiers de cavalerie : les lieutenants Richard, du 8e Hussards ; de Blois, du 3e ; Manceron et Fourrier, du 4e Cuirassiers, et le sous-lieutenant du Vigier, du 9e. Le chef d'Etat-Major, en phrases brèves, leur explique ce que l'on attend d'eux.

Depuis sa victoire sur l'Ourcq l'armée Maunoury talonne les troupes allemandes en retraite. Jusqu'ici elle n'avait rencontré que peu de résistance ; mais depuis la veille elle avance moins facilement. Sans doute, elle a pu franchir l'Aisne en plusieurs points, mais les troupes éprouvent de sérieuses difficultés à prendre pied sur les plateaux de la rive droite. Partout elles se heurtent à des éléments d'infanterie qui se cramponnent aux lisières des bois et, par endroits, ont effectué des travaux de campagne. Cela forme une ligne encore mal déterminée mais qui, approximativement, s'étend du nord-ouest au sud-est, entre le sud de Noyon et les hauteurs su nord de Fontenoy sur l'Aisne. L'artillerie allemande semble également s'être fixée en arrière de cette ligne. Les ordres de l'Armée prescrivent cependant d'attaquer partout et de continuer le mouvement coûte que coûte en direction de l'Oise.

Toutefois, le Commandement s'inquiète de ce temps d'arrêt imprévu. L'ennemi compte-t-il faire tête définitivement sur ce front ou cherche-t-il simplement à obtenir un peu de répit pour évacuer ses dépôts, ses approvisionnements, et pour organiser sa ligne de retraite ? C'est cela que le général Maunoury veut savoir à tout prix.

Messieurs; dit-il, je ne vous cache pas que les missions dont vous êtes chargés sont difficiles et périlleuses. Il ne s'agit pas seulement de prendre contact. Il vous faudra pénétrer à l'intérieur des lignes ennemies, gagner le pays en arrière et voir d'une façon certaine ce qu'il y fait et ce qu'il projette.

La reconnaissance n° 1 échoit au sous-lieutenant du Vigier qui dispose du maréchal des logis Lebas, du brigadier Couturier et des cuirassiers Desprez, Disseaux, Dumaine, Deschamps, Charlet. Elle a comme axe de marche Trosly-Loire, Chauny, Vendeuil.

Aussitôt la réunion terminée, le sous-lieutenant du Vigier se dirige en hâte vers le moulin où ses hommes et ses chevaux ont passé la nuit. Tout en marchant, il médite sur la meilleure manière de mener à bien la difficile mission qui lui est confiée. Pénétrer dans les lignes allemandes le jour même, il n'y faut pas songer. Il est déjà 15 h. 30 et la nuit vient vite, surtout par ce temps maussade.

Le mieux sera de se rapprocher le plus possible des avant-postes, de chercher un coin où passer une bonne nuit, et de foncer le lendemain au petit jour avec des hommes et surtout des chevaux bien reposés.

Tandis que sa petite troupe selle les chevaux avec soin, l'officier consulte la carte d'Etat-Major qu'on vient de lui remettre. Il lui semble préférable, une fois l'Aisne franchie, de gagner Morsain qui, d'après les renseignements donnés par l'Etat-Major, doit être le dernier village tenu par les troupes françaises dans la direction de Trosly-Loire, premier bond de sa reconnaissance. C'est à Morsain ou près de Morsain qu'il couchera et d'où il cherchera le lendemain à se faufiler entre les arrières-gardes allemandes. Malheureusement, il sait qu'il lui sera impossible de franchir la passerelle jetée sur la rivière à Le Port. Cette passerelle est encombrée par les troupes du 7e Corps. Le chef d'Etat-Major lui-même lui a conseillé de se servir du pont de Vic. Cela lui fera faire un sérieux crochet, mais du moins, là, il sera sûr de pouvoir passer sans difficultés. C'est une trentaine de kilomètres à effectuer avant la nuit.

L'Aisne franchie, Vic traversé, on tombe en plein dans le tohu-bohu de la bataille.

Après le carrefour de Saint-Christophe du Vigier juge plus prudent de se jeter à travers champs et s'apprête à traverser au trot la cuvette formée par le confluent des vallées d'Autrèches et de Morsain. Apercevant au milieu de la vallée un petit groupe d'officiers arrêtés derrière une meule, il se décide à aller prendre langue avec eux et trouve tout l'Etat-Major d'un régiment d'infanterie.

De tous côtés le canon tonne et la fusillade crépite. C'est un vacarme assourdissant... et on est à une bonne lieue de Morsain !... du Vigier salue le colonel lui expose la mission dont il est chargé et le prie respectueusement de l'éclairer sur ce qui se passe en face de lui. Le colonel paraît stupéfait.

- Morsain ?... Mais, mon bon ami, il est bourré de troupes allemandes !... Nos patrouilles n'ont même pas pu en approcher... Depuis ce matin on essaye de déboucher sur les crêtes sans pouvoir y parvenir... Cependant des éléments de notre division sont parvenus à s'accrocher au plateau de Nouvron, vers la cote 150. Nous allons les renforcer.

Du Vigier jette un coup d'œil sur la carte. Nouvron, la cote 150... Décidément la situation est bien plus mauvaise qu'on ne la lui avait décrite.

Du Vigier remercie, salue, et rejoint son monde au galop.

Que faire ? La nuit vient et c'est à peine s'il a quelques vagues indices sur la situation. Il fait un temps de chien et il n'ose déployer sa précieuse carte sous le ciel pluvieux. Donc, d'abord gagner un abri où il puisse tranquillement la consulter et s'orienter. Ensuite il prendra une décision, bonne ou mauvaise, à laquelle il se tiendra.

Justement là-bas, vers Hautebraye, une grosse ferme se dresse dans la vallée du ru d'Hozien. Ce serait l'asile rêvé pour méditer sur un ensemble de circonstances si parfaitement enchevêtrées.

La bâtisse, qui de loin paraissait abandonnée, est encombrée de gens et d'animaux. C'est l'Etat-Major de la division Villaret, du 7e Corps. Quelle chance ! Peut-être trouvera-t-on là les renseignements qui manquent et où les trouverait-on si ce n'est là ? Hardiment, du Vigier pénètre auprès du général, se présente, rend compte de la mission qu'il a reçue et explique l'indécision où il se trouve.

Le général de Villaret l'accueille à ravir. Certes, il peut lui préciser la ligne ennemie, car depuis le matin les troupes du 7e Corps cherchent en vain à la rompre. Partout le Boche fait front. Il tient Nouvron, Morsain, Audignicourt, Nampcel. C'est une vraie bataille livrée par des gens qui ont bien l'intention de ne pas céder un pouce de terrain.

- Tenez, dit le général en marquant de l'ongle un point sur la carte, ici, ils ont creusé des tranchées d'où, par leurs feux, ils empêchent toute progression sur la crête au nord de Massenancourt. Les villages qu'ils tiennent sont soigneusement organisés et on sent que ce n'est pas le hasard qui a fixé aux unités les points où elles se sont arrêtées et qu'elles défendent.

Le canon tonnant sans répit fait trembler les vitres de la salle basse où se tient ce triste conciliabule. La nuit tombe. Le général de Villaret se lève.

- Ou je me trompe fort, dit-il en serrant la main de son interlocuteur, ou le Haut-Commandement allemand a décidé de ne pas reculer plus loin. Sommes-nous de force à l'y contraindre ? Cela, c'est le secret de demain. Bonsoir et bonne chance.

Suivi par son Etat-Major, il sort, remonte à cheval et s'éloigne au pas, redescendant sur Vic où il doit passer la nuit.

Dans la cour où ne se trouvent plus que les huit hommes et les huit chevaux de sa reconnaissance, le sous-lieutenant du Vigier se sent désemparé. Pour la première fois depuis la victoire de la Marne une voix autorisée exprime devant lui l'opinion que la retraite allemand est sans doute terminée et les évènements paraissent confirmer cette opinion.

Un piétinement lui fait lever les yeux et attire son regard vers la porte charretière. Des cuirassiers ! Il s'approche : c'est la reconnaissance du lieutenant Manceron, du 4e, la reconnaissance n° 2 qui devait se diriger sur Blérancourt. Lui aussi a été aiguillé sur . Morsain, mais, comme son camarade, il s'est heurté partout à l'impossibilité radicale d'avancer.

- Sacrée mission ! Nous ne pouvons tout de même pas faire brèche avec sept cavaliers là où échouent les corps d'armée de Maunoury.

- Le mieux, pour moi, est de redescendre passer la nuit à Vic. Là nous serons à portée des derniers renseignements et nous pourrons en déduire notre plan d'action pour demain matin.

- C'est le parti le plus sage. A cheval !

Arrivés à Vic, ils s'installent tant bien que mal dans une ferme, les chevaux sont bouchonnés et nourris.

Tandis que leurs hommes préparent la soupe, du Vigier et Manceron vont à la recherche de l'Etat-Major Villaret, espérant obtenir des nouvelles. Ils y retrouvent, à leur grande surprise, Richard, du 8e Hussards, chargé de la reconnaissance n° 4. Lui aussi s'est heurté partout à des positions fortement tenues et devant lesquelles piétinaient nos divisions. Ecœuré, il est revenu en arrière, remettant sa décision au lendemain.

A l'Etat-Major, on ne peut donner d'autre certitude que ce qu'on vu par eux-mêmes nos officiers. Partout le mouvement en avant est arrêté. Les troupes ont subi des pertes sérieuses et sans résultat notable. On compte faire un gros effort le lendemain avec les renforts acheminés durant la nuit. Quel en sera le résultat ? Nul ne peut le dire, car les avis sont partagés sur les intentions des Allemands.

Munis de ce mince et décevant bagage, nos trois officiers retournent à l'écurie où sont logés les chevaux des deux premières reconnaissances. Il est 11 heures du soir. A la lumière d'une chandelle piquée dans une bouteille, assis sur des bottes de paille, ils tiennent conseil. Il faut en convenir, les chances de passer sont bien minimes.

Richard, en particulier, dont les chevaux sont absolument fourbus, se demande s'il pourra réussir. Il tentera encore demain matin à l'aube de percer dans la direction qui lui a été fixée, mais s'il échoue, il devra renoncer et en rendre compte. Les forces des animaux ont des limites et les siens sont à bout. Il souhaite bonne chance à ses deux camarades et va retrouver la grange où il a logé ses hommes.

Manceron et du Vigier, tard dans la nuit, continuent à peser leurs chances. Enfin, à force de scruter la carte, ils finissent par adopter un plan commun. Légèrement à l'ouest de Vic se jette dans l'Aisne une minuscule rivière, presque un ruisseau, dont le cours, orienté exactement du nord au sud, est étroitement encaissé. Un chemin de terre suit le fond de cette dépression. Il passe par Bitry, Saint-Pierre et Moulins-sous-Trouvent. En le suivant jusqu'au bout, on cheminera à l'abri des feux de l'artillerie allemande et on débouchera à l'ouest de Nampcel dans une région boisée qui sera plus facilement pénétrable. Sans doute, cet itinéraire écarte quelque peu les deux reconnaissances de l'axe qui leur a été fixé, mais l'essentiel n'est-il pas de passer ?

Rien n'empêchera ensuite de se rabattre sur les arrières de l'armée ennemie. Ils reprendront alors les missions qui leur ont été confiées.

Cette solution adoptée, reste à fixer l'heure du départ. Sur ce point, les deux ofFiciers ne s'entendent plus. Manceron préfère partir au grand jour afin de pouvoir profiter des renseignements parvenus dans la nuit à la division Villaret. Du Vigier, au contraire, estime plus favorable de décamper avant le jour. Il espère pouvoir profiter de l'hébètement qui s'abat sur les troupes au réveil, du désarroi que crée inévitablement l'exécution des ordres arrivés dans la nuit. L'expérience lui a enseigné qu'avec beaucoup de chance et d'audace c'est le meilleur moment pour tenter de surprendre la vigilance ennemie.

- Mon lieutenant..., mon lieutenant, il est 3 h. 45.

C'est Lebas, le fidèle maréchal des logis qui, une chandelle à la main, vient secouer son officier plongé dans un sommeil profond.

Léger repas aux hommes et aux chevaux, et en selle !

Le temps, à vrai dire, est abominable. Une pluie fine et glacée tombe, s'insinuant dans le cou, trempant les mains et les cuisses. Par bonheur un habitant indique à l'officier la direction à suivre pour gagner le chemin du ruisseau. Le voici. Il fait un froid affreux mais du Vigier se refuse à prendre le trot. Il faut ménager les chevaux pour pouvoir, dans la suite, leur demander un effort en cas de besoin.

Voici Bitry encombré de convois qui se mettent en route, puis Saint-Pierre-de-Bitry qui offre le même désordre. Après s'être péniblement frayé un passage, la reconnaissance poursuit sa route. Il est 6 heures. Le jour se lève, un jour humide et crasseux. La canonnade, assoupie pendant la nuit, repris avec fureur.

A Moulins-sous-Touvent, on retombe dans l'atmosphère de la bataille. Il y a là un état-major de brigade, des compagnies l'arme au pied et la fusillade crépite à courte distance. Dans une salle obscure où est installé tant bien que mal l'état-major, du Vigier se présente au général.

A peine a-t-il achevé de lui exposer sa mission qu'une main lui frappe sur l'épaule, une voix l'interpelle par son nom. Il se retourne et se trouve face à face avec le capitaine Gamonet qui, quelques mois plus tôt, était son instructeur au cours de mitrailleuses de Saumur. Le capitaine Gamonet fait partie de l'état-major de la brigade.

Il expose ses vues sur la situation :

Mon cher, la brigade tient solidement la ferme de Touvent, à la sortie ouest du village, et celle de Puiseux à 1.500 mètres au nord... Toutes nos tentatives pour en déboucher ont été vaines, il est vrai. La fusillade n'a pas cessé de la nuit et il y a gros à parier que les Boches n'ont pas, comme de coutume, profité de l'obscurité pour faire un bond en arrière... Nous avons envoyé des patrouilles afin de vérifier si oui ou non leur ligne est encore sérieusement tenue... Nous n'avons pas encore leurs rapports, mais nous allons avancer, n'en doutez pas. Notre objectif est Noyon et le général veut l'atteindre rapidement...

Voilà qui ne concorde guère avec ce que disait la veille le général de Villaret. Où est la vérité ?

Et du Vigier remonte à cheval. Maintenant il n'a plus qu'à piquer droit devant lui et à ne se fier qu'à ce que verront ses propres yeux. De la prudence, du coup d'œil et surtout de la promptitude dans la décision, voilà ses seules chances de réussir. En somme, ce sont là les qualités mêmes du cavalier. Il les emploiera de son mieux.

Malheureusement la marche a été lente, on a perdu pas mal de temps en détours, arrêts et palabres. Il est 7 heures, et chaque minute qui s écoule diminue les avantages dont le jeune officier espérait profiter. Tout en continuant d'avancer dans le chemin de plus en plus étroit et boueux, il met le maréchal des logis Lebas au courant de ce qu'il sait et de sa mission telle qu'il l'envisage. Un mauvais coup est vite reçu et il ne faut pas que la reconnaissance en soit interrompue.

Maintenant l'artillerie tonne de tous côtés. Aucune illusion n'est possible. C'est la bataille de la veille qui reprend, acharnée.

Le chemin est devenu sentier. Chacun a conscience qu'il se trouve dans cette effroyable contrée qui n'est à personne et où, indistinctement, tombent les coups des deux adversaires. On y avance dans l'incertitude, aussi ignorant de ce l'on va trouver devant soi que si l'on cheminait en pleine nuit.

Le ravin devient de moins en moins profond, bientôt on va déboucher sur le plateau et couper la route qui mène de Tracy-le-Mont à Nampcel. A partir de là c'est l'inconnu. Voici la route. Heureusement un bouquet d'arbres masque les cuirassiers. Du Vigier en profite pour les rassembler autour de lui et leur expliquer ce qu'il attend d'eux. Il va falloir traverser au galop un vaste terrain découvert. Qu'ils se dispersent largement pour éviter les balles et qu'ils aient toujours l'œil sur lui ; ce ne sera plus le moment de donner des ordres ; à eux de deviner sa. pensée et de le suivre coûte que coûte, quelque direction qu'il prenne.

Dispersés derrière leur officier, les cuirassiers gravissent au trot le talus au haut duquel passe la route de Nampcel. Au moment de s'engager sur cette route, l'officier arrête ses hommes d'un geste. Il va pouvoir faire lui-même un tour d'horizon car de ce point la vue s'étend au loin sur le plateau. Coup d'œil rapide. A gauche, à 400 mètres environ, un peloton de cavaliers allemands avance sur la route même, se dirigeant vers lui En face, à quelque mille mètres, se détache la masse de la grosse ferme des Loges. De celle-ci les Allemands ont certainement fait un point d'appui. Il faut l'éviter à tout prix. A droite, au carrefour de la grande route de Noyon et de la route de Nampcel, une demi-douzaine de cyclistes sont arrêtés, .leurs machines appuyées aux arbres. En somme, un calme relatif, peu de troupes en vue, des champs favorables à une marche rapide en fourrageurs. Le tout se présente aussi favorablement que possible, du moins en apparence. Il s'agit d'en profiter. A la grâce de Dieu !

Derrière leur officier, à 20 mètres les uns des autres, les cavaliers s'élancent dans la plaine. Du Vigier voulant ménager ses chevaux et ne redoutant aucun danger immédiat, les maintient au trot. Il se dirige vers le nord-est, dans une direction passant à peu près entre la ferme des Loges et le groupe des cyclistes. Etrange chevauchée, en plein dans les lignes ennemies et au milieu d'un silence qui, sur ce point, est impressionnant. Sans doute la surprise des Allemands a-t-elle été complète car ils ne réagissent d'aucune manière. Du Vigier en profite, mais il a l'impression très nette que des centaines d'yeux sont braqués sur lui et que ce beau calme ne saurait durer.

Il ne s'est pas trompé. Un coup de feu retentit sur la gauche, une balle siffle au-dessus des casques. Et aussitôt, à droite, les cyclistes ouvrent un feu nourri. En même temps, du Vigier, d'un rapide coup d'œil en arrière, voit que le peloton allemand se décide à le prendre en chasse et part au galop. Il prend la même allure, suivi par ses hommes. Maintenant des coups de feu partent aussi de la ferme des Loges et c'est au milieu d'un concert peu agréable de miaulements et de claquements que les huit cavaliers allongent l'allure dans les champs détrempés. Minute dramatique. Est-ce là, dès le début, que va se terminer dans le sang la reconnaissance n° 1 ?.

 

 

Hop ! Voici franchi le double fossé de la grande route de Noyon. Dès lors, une seule chance de salut subsiste : atteindre le petit bois au nord de la Croisette dont la lisière s'étend à 1.200 mètres de là. Derrière lui, du Vigier entend les cris des dragons allemands qui escomptent déjà sa capture. L'éperon au flanc de sa bonne jument Fastidieuse il allonge l'allure tout en s'assurant d'un regard que son monde le suit exactement. La fusillade l'escorte, médiocrement ajustée, par bonheur.

Le bois grossit, se précise. Et soudain, surgissant comme un éclair, une pensée s'implante , dans l'esprit de l'officier et prend une intensité de plus en plus terrible au fur et à mesure qu'il s'approche de la lisière : pourvu que le bois ne soit pas occupé !... Plus que 200 mètres. Rien, pas un coup de feu. Espoir... Un coup d'œil en arrière : le peloton allemand gagne du terrain... Voici la lisière, très nette. Personne. Dieu soit loué !

Et, presque en même temps, il a cette vision tragique, le bois est encerclé de fils de fer !... Tant pis !... Hop ! hop ! Fastidieuse s'enlève, saute, passe... Les autres ?... Du Vigier entend mille bruits formant un tumulte indéfinissable : branches qui craquent, fils de fer qui vibrent, sabots qui s'abattent dans la terre flasque. Il galope encore quelques foulées, le visage cinglé par l'enchevêtrement du taillis et s'arrête pile dans une petite clairière, se retourne... Miracle ! Tout le monde a passé. Surgissant de droite et de gauche, les sept cuirassiers accourent, se regroupent autour de leur chef, indemnes. Mais le brigadier Couturier s'écrie d'une voix désolée :

- Oh ! mon lieutenant, ma jument...

Il vient seulement de s'apercevoir que sa monture, Iris, a reçu une balle en plein flanc. Cette balle y a fait une affreuse blessure d'où le sang fuit par petits jets. La pauvre bête a galopé jusque-là, mais maintenant, tremblant sur ses quatre membres, elle lève vers le ciel un regard éperdu, déjà trouble.

Instant douloureux. Il faut prendre une décision rapide. Le bois n'est pas grand et il est certain que les dragons allemands ne vont pas abandonner leur proie.

Couturier a mis pied à terre et fixe son officier de ses yeux chargés de supplications. Il sent qu'il va être sacrifié et, en effet, il doit l'être pour le salut et le succès de la reconnaissance. Le cœur de du Vigier se serre, mais le devoir ne se discute pas :

- Couturier, mon ami, prenez vite vos armes et tout ce que vous avez de vivres et cachez-vous su plus épais du bois... Cette nuit, si nos troupes ne l'ont pas atteint, vous tâcherez de rejoindre nos lignes. Bon courage, Couturier, et au revoir. A bientôt !

Une poignée de mains, bien chaude, bien cordiale, et l'officier s'éloigne au trot, suivi par ses cuirassiers. Tous éprouvent une tristesse poignante devant l'abandon de ce camarade, devant la mystérieuse inconnue de son destin. A peine la reconnaissance débute-t-elle, déjà elle perd un des siens... Mais bien vite s'impose à chacun le souci du moment. Les évènements vont se dérouler avec une rapidité vertigineuse.

En quelques instants, la lisière nord du bois est atteinte. Du Vigier arrête ses hommes à l'abri des arbres et s'avance seul, avec prudence. Sage précaution. A peine a-t-il jeté un regard devant lui qu'il fait volte-face et rentre dans le taillis. Il a aperçu un bataillon allemand défilant en bon ordre sur la chaussée Brunehaut et s'éloignant vers le nord, couvert en arrière-garde par un détachement de cyclistes. L'officier prête l'oreille. Le bois est calme. On croirait que les cavaliers allemands ont renoncé à leur poursuite. En tout cas, le plus sûr pour l'instant est d'attendre, dans cet abri relatif, une meilleure occasion pour s'échapper.

Ayant fait mettre pied à terre et caché son monde dans le taillis le plus épais, du Vigier, pendant que les chevaux soufflent, déploie sa carte. Il s'agit de s'orienter et de bien calculer ses chances. Au nord-ouest, à environ 800 mètres de là, s'étend le massif boisé de la Montagne. S'il parvient à l'atteindre, il pourra, bien dissimulé, remonter plus avant vers le nord, gagner peut-être des régions moins fortement occupées et recueillir des renseignements intéressants.

Cette décision prise, il décide de l'exécuter sur le champ. A cheval ! La reconnaissance file ,vers la lisière nord-ouest du bois, la plus rapproche de la chaussée Brunehaut.

Voici la lisière. Par chance, un chemin sous bois la suit d'un bout à l'autre. Du Vigier y dispose ses cavaliers à quelques mètres les uns des autres afin d'en sortir dans les meilleures conditions. Ceci fait, il prescrit au maréchal des logis Lebas de gagner la crête qui s'étend à 150 mètres de là et qui cache la chaussée Brunehaut ; qu'il s'avance avec prudence, reconnaisse la route et la position du bataillon entrevu tout à l'heure. S'il juge le passage possible sans trop de risques, il n'aura qu'à lever le bras.

Lebas s'éloigne au petit trot, grimpe sur la crête... On le voit soudain faire demi-tour et revenir à plein galop. Aussitôt il rend compte :

- Mon lieutenant, je n'ai pas eu le temps d'observer la troupe en question... Je me suis trouvé presque nez à nez avec des tirailleurs... Ils s'avancent vers nous...

Il n'a pas eu le temps de terminer que sur la crête apparaît la ligne de tirailleurs. Les hommes,

marchent d'un pas tranquille, l'arme à la main précédés par un officier revolver au poing. Ils n'ont rien vu, à coup sûr, car ils continuent à avancer avec autant d'insouciance qu'à la manœuvre.

Les tirailleurs avancent toujours. Ils ne sont plus qu'à soixante pas de la lisière. Maintenant on distingue même leurs traits. L'officier, un grand mince, au visage rasé, marche à longues foulées tranquilles. Et tout à coup il s'arrête, dresse la tête. Du Vigier a l'impression qu'il, a dû apercevoir le ridet d'une cuirasse, le rouge d'une culotte... Le moment est venu. Il hurle :

- Chargez ! ...

Et se précipite à toute vitesse vers la ligne allemande. Ses cavaliers l'ont suivi. Alors les événements se précipitent à une vitesse cinématographique.

D'abord l'abordage de la chaîne de tirailleurs. Ceux-ci, pantois, n'ont même pas eu le temps de soulever leur arme et l'officier n'a pas proféré un commandement. Du Vigier les dépasse sans les regarder car il n'a qu'un souci : bien maintenir sa direction et foncer le plus vite possible. Mais, sans se retourner, il voit du coin de l'œil que ses cuirassiers, au passage, se détendent les nerfs en faisant retomber leurs grandes lattes sur quelques casques à pointe. Au galop il aborde le talus. Un bref regard lui permet de voir que les fantassins ont fait volte-face et commencent à tirer sur lui. Du même coup, il entrevoit, en arrière et à droite, un peloton de cavaliers qui galope à sa poursuite.

Voilà la chaussée Brunehaut. Elle est franchie en deux bonds dans un bruit de tonnerre, non sans que des cyclistes qui arrivaient ne joignent leur feu à celui des tirailleurs. Encore 400 mètres et l'on aura atteint la lisière du bois !... Allons, hardi ! hardi nos bons chevaux !...Si le salut est possible, il est là !... Ah ! qu'est-ce ? ...A sa gauche, un des cuirassiers vient de bouler avec son cheval... Un de plus ! Impossible de s'arrêter. Il faut sauver les autres. En avant ! En avant !... Soudain une voix gémit près de du Vigier :

Mon lieutenant, je suis touché ! C'est Lebas qui, tout en continuant de galoper au côté de son officier, vient de pousser cette plainte.- Courage, Lebas, mon vieux. Tenez jusque là-bas... On verra !

 

 

Et si cette lisière était occupée ?... Non, pas un coup de feu. Le groupe de cavaliers s'y engouffre à pleine charge au milieu d'une grêle de balles qui fauchent les branches, claquent sur les troncs. Il n'a plus à craindre que les cavaliers lancés à sa poursuite. Sans un mot, les dents serrées, avec la volonté forcenée d'échapper, du Vigier continue au galop dans le sentier où il s'est engouffré, prend le premier layon à gauche, recoupe sa voie, tourne à droite, puis encore à gauche afin de faire perdre sa trace. Enfin il s'arrête dans un fourré épais, se laisse glisser à bas de son cheval. Ses hommes, haletants, l'imitent.

Lebas soupire :

- Mon lieutenant, je suis f... J'ai la cuisse cassée.

Le pauvre garçon est à bout de forces. Sa jument qui a reçu plusieurs balles en plein corps, s'est couchée sur le sol au milieu d'une mare de sang, déjà à demi-morte. Et c'est Desprez, le meilleur cavalier du peloton qui est resté là-bas, sur le plateau. Situation tragique, presque désespérée.

Du Vigier, avec douceur, cherche à consoler son maréchal des logis. Il lui fait retirer sa cuirasse, l'aide à s'étendre sur une couverture, puis examine la blessure. A coup sûr, l'os n'est pas atteint, mais les muscles sont déchirés, la cuisse traversée de part en part. Tout espoir d'emmener le malheureux doit être abandonné. Il souffre d'ailleurs atrocement. Avec des gestes aussi légers que possible, du Vigier applique son paquet de pansements sur l'affreuse plaie, puis se redresse. Quelle misère ! être obligé d'abandonner, blessé, un sous-officier de cette trempe !... Perdre, en moins d'une heure, ses deux gradés et son meilleur soldat... Devoir continuer à lutter, à échapper aux poursuites, à essayer d'obtenir les renseignements demandés, tout cela avec quatre cavaliers, n'est-ce pas tenter l'impossible ?

Une seconde le découragement a failli l'abattre. Pourquoi poursuivre une mission devenue quasi impossible ? Pourquoi risquer encore des existences ? Mais il surmonte cet instant de faiblesse. Non, il ne faut pas que ces premiers sacrifices aient été accomplis en vain. Haut les cœurs !

Un à un, l'officier et les quatre derniers cuirassiers vont serrer la main de Lebas qui, les yeux pleins de larmes, n'a pas un mot de protestation. Il a compris qu'un intérêt plus haut dictait tous les actes de son chef.

Mais du Vigier se refuse à abandonner complètement Lebas. Tout à l'heure il a distingué entre les arbres, pas bien loin de la lisière, la ferme de Belle-Fontaine, à demi encerclée par les bois et située à une certaine distance du chemin qui mène de Blérancourdelle à Caisne. Avant de la gagner, il l'observe attentivement à la lorgnette ainsi que le pays environnant.

Avec précaution, les cinq cavaliers s'en approchent et pénètrent dans la cour qui est vide. Du Vigier expose l'objet de sa visite à la fermière tout éberluée qui promet d'aller immédiatement, aidée d'un jeune homme du voisinage, retrouver le blessé. A eux deux ils le ramèneront dans la ferme où elle le soignera comme son propre fils.

Quel soulagement ! Quel poids de moins à traîner avec soi dans cette effroyable entreprise où, à chaque seconde, on a besoin d'avoir le cœur et l'esprit libres.

Après avoir chaleureusement remercié son hôtesse, du Vigier et ses quatre compagnons regagnent vivement le bois de la Montagne et remontent vers le nord en suivant un sentier couvert le long de la lisière. Par instant, entre deux troncs d'arbres, on aperçoit un coin de paysage, des champs, des maisons, des boqueteaux. Tout en avançant au pas, du Vigier surveille le, paysage.

Et soudain, il s'arrête, saisi.

Tout près de lui, à quelques centaines de mètres à peine, sur la route descendant de Caisnes vers le sud, il voit apparaître un groupe de cavaliers allemands, la lance basse. II ordonne à ses hommes de se dissimuler avec soin et, la jumelle aux yeux, observe attentivement. Derrière les cavaliers d'avant-garde débouchent de Caisnes d'autres cavaliers en colonne compacte et dans un ordre parfait. Voilà tout un régiment, puis des batteries à cheval, puis d'autres escadrons, puis des cyclistes. Tout ceci s'écoule rapidement, avec une méthode, une discipline et dans un silence irréprochables. Il y a là la valeur d'une brigade de cavalerie en formation de marche. Pourvu qu'aucun , de ses chefs n'ait l'idée de détacher une patrouille de flanc vers ce bois qui s'allonge parallèlement à son axe de marche et à courte distance ; pourvu aussi qu'aucun des chevaux de la reconnaissance ne se mette à hennir. Tant que dure le long défilé, nos cuirassiers tremblent en songeant qu'ils vont être découverts, pourchassés,, cette fois sans grande chance de salut. Mais non, la troupe s'éloigne en toute quiétude.- Comment pourrait-elle croire à la présence de cavaliers français à quelque 10 kilomètres à l'intérieur des lignes allemandes ?

Le dernier escadron disparu, du Vigier respire. Mais il note soigneusement l'heure - 11 h. 30 et le lieu d'où il a assisté à ce défilé. Comment admettre, en voyant toute une brigade de cavalerie se rapprocher de la ligne de combat, que l'ennemi songe à battre en retraite vers le nord ? Voici un indice précieux. Il infirme la supposition qu'il avait faite tout d'abord à la vue du bataillon remontant vers Brétigny.

La marche en bordure du bois est reprise.

Elle ne peut être de longue durée. Bientôt la lisière nord est atteinte et nos cavaliers se trouvent nez à nez avec le gros village de Caisnes qui leur barre le passage. Tout semble calme dans la localité.

La route, aussi loin qu'on peut la suivre des yeux, est entièrement vide de troupes. Du Vigier laisse ses chevaux souffler quelques instants et en profite pour bien s'orienter d'après sa carte. Aucun doute sur la décision à prendre. Le village, s'il était occupé, aurait des sentinelles aux issues. Il faut donc payer d'audace, le traverser à bonne allure et tenter ensuite de gagner la vaste forêt de Carlepont où l'on sera en sécurité relative et d'où l'on pourra, après quelque repos, se diriger vers d'autres buts. Un seul risque : celui de se trouver face à face dans Caisnes avec une troupe allemande venant en sens inverse. Si le cas se produit on agira pour le mieux en se jetant à gauche ou à droite. Exécution !

Au trot, la petite troupe sort du bois et s'engage dans le village. Les paysans stupéfaits s'arrêtent à cette vue, bouche bée. Nos cavaliers s'esclaffent devant leurs mines ahuries et continuent leur chevauchée sans mot dire. Pas un Allemand, pas un obstacle. Tout va le mieux possible.

Le village franchi, il s'agit de gagner la forêt de Carlepont, distante de quelque 800 mètres. Pour cela, il faudra sauter la route de Carlepont à Cuts, une route plate et droite comme un I. Justement, comme la reconnaissance n'en est plus qu'à 200 mètres, une petite troupe de cavaliers allemands apparaît, trottant sur la route. Du Vigier n'a que le temps de se jeter avec ses hommes derrière un pli de terrain. Les cavaliers, insouciants, passent.

Deux minutes d'attente et puis, au galop ! Les cinq cuirassiers franchissent la chaussée derrière deux cyclistes boches et devant une auto de la Croix-Rouge. Au bruit des sabots sur le sol dur tout ce monde s'arrête. Le temps pour les Allemands ,de sauter à terre, de décrocher les fusils, de les charger, la petite troupe est déjà dans la forêt quand les premières balles sifflent. Ouf ! C'est la première fois depuis l'entrée dans les lignes ennemies que du Vigier ressent une impression de sécurité, de détente. Vite, il faut profiter de ce répit, faire manger hommes et chevaux, avant tout faire reposer ceux-ci. Ils sont harassés.

 

 

Par bonheur, la forêt est épaisse et profonde. En s'éloignant des sentiers on peut, sans danger, débrider, donner les musettes, ouvrir les boîtes de singe. Tandis que ses hommes dévorent leurs vivres à belles dents, du Vigier tient conseil avec lui-même. Les multiples incidents de la matinée l'ont trop écarté de l'axe de marche prescrit pour qu'il puisse songer à le reprendre. que lui demande-t-on en somme ? De connaître les intentions finales du Haut-Commandement allemand. Les mouvements de troupes qu'il a pu observer jusqu'ici lui ont déjà prouvé ceci : la retraite si retraite il y a ne se fera certainement que lentement et avec la volonté de résister un certain temps sur les positions actuelles. L'important est donc de connaître non ce que l'ennemi fait de ses troupes au contact, mais ce que deviennent ses troupes de seconde ligne et ses réserves. Pour cela il faut remonter plus loin vers le nord.

Du Vigier décide de gagner l'importante bifurcation de Tergnier. Il renonce à suivre la rive sud de l'Oise. Il passera sur la rive droite de la rivière, probablement moins garnie de troupes, et ainsi il n'aura pas à franchir le canal de I'Oise à l'Aisne, opération des plus périlleuses. De plus, il pourra gagner Tergnier en traversant une région qu'il connaît bien pour l'avoir parcourue à cheval en tous sens quand il était en garnison à Noyon, avant la guerre. Il sait que la crête boisée qui longe l'Oise au nord lui fournira d'excellents points d'observation sur la vallée. C'est donc par là qu'il passera si le sort lui est favorable.

Il est 13 heures. En route !...

Une heure plus tard ils débouchent à la lisière est de la forêt, à environ 800 mètres du petit village de Pontoise. Il y a là, tout près, un moulin isolé. On va pouvoir peut-être se renseigner. En effet, du Vigier y trouve un jeune homme qui a précisément été à Noyon la veille. Celui-ci s'empresse de dire tout ce qu'il sait. Noyon est occupé par peu de troupes, mais des forces considérables ont traversé la ville se dirigeant vers la ligne de bataille. Quant à passer la rivière, il n'y faut pas songer. Tous les ponts sont détruits ou fortement gardés.

Le mieux, mon lieutenant, serait d'aller à Brétigny. Le pont en a été détruit mais incomplètement, m'a-t-on dit, et .il n'est pas gardé. Peut-être là, pendant la nuit, pourriez-vous réussir...

On essaiera donc de passer l'Oise à Brétigny: Il va falloir, dans ce but, traverser la grande route de Noyon à Cuts. Du Vigier s'en approche avec précaution mais doit s'arrêter presque aussitôt. Un convoi nombreux la suit, se dirigeant vers le sud-est. D'un temps de galop les cinq cavaliers rentrent à l'abri de la forêt. Sans doute ont-ils été aperçus car des coups de feu éclatent non loin de là et viennent briser des branches autour d'eux.

Le mieux sera d'utiliser les couverts jusqu'aux points où ils se rapprochent le plus de cette maudite route. Justement, un peu plus au sud il y a la grosse ferme du Mériquin, située à 200 mètres à peine de la chaussée et adossée à un petit bois qui est comme une pointe avancée de la forêt de Carlepont. Du Vigier la gagne en se dissimulant de son mieux, longe la ferme et risque un coup d oeil prudent. Sur la route un autre convoi chemine lourdement, suivant la même direction que le premier. Voilà qui corrobore parfaitement les dernières constatations. Des gens qui font venir à eux une telle quantité d'approvisionnements et de matériel ne songent pas à reculer.

 

 

Du Vigier, devant des observations si précises, se demande s'il ne va pas essayer de faire parvenir un compte-rendu au Commandement français. Mais comment son estafette parviendrait-elle à franchir les lignes? Au milieu de temps de dangers, sans carte pour se diriger, le brave garçon serait infailliblement ou pris ou mis dans l'impossibilité d'accomplir sa mission. Le mieux est donc de conserver groupé le peu de monde qui lui reste, de gagner Tergnier au plus vite et d'essayer de rapporter lui-même ses renseignements le plus rapidement possible. Mais il ne faut pas seulement de la rapidité ; il faut aussi ne pas risquer d'être pris. Or les convois, les détachements se succèdent sur cette route qu'il faut immanquablement franchir pour gagner Brétigny. L'officier se décide à attendre la tombée de la nuit pour tenter l'aventure. Il est 17 h. 30. D'ici là, hommes et chevaux pourront jouir d'un repos mérité, se restaurer, amasser des forces pour la randonnée nocturne.

Il ramène sa petite troupe dans la forêt non loin du moulin.

 

 

Nous avons laissé la Reconnaissance du Sous-Lieutenant Du VIGIER au soir de la première journée, le 14 septembre 1914 à 17 h. 30, dans la forêt de Carlepont où le jeune officier a décidé d'attendre la nuit pour franchir la route de Noyon à Cuts, empruntée par de nombreux convois allemands.

Ces quelques heures permettront aux hommes et aux chevaux de prendre un peu de repos avant de poursuivre la mission vers le Nord.

Peu à peu la nuit vient. On part dans l'obscurité presque complète. Un silence impressionnant entoure la petite troupe. Si des convois circulaient encore sur la route on entendrait certainement leur roulement caractéristique. L'instant est propice.

Au moment où les cinq cavaliers s'engagent sur la chaussée, une ombre surgit à toute vitesse et manque de s'abattre dans les jambes de Fastidieuse. C'est un cycliste allemand.

On lui enlève ses armes et ses nombreuses cartouches et on l'entraîne à bonne distance de la route. Là l'officier, rassemblant toutes ses connaissances de la langue allemande, l'interroge.

L'infortuné ne se fait pas prier et raconte tout ce qu'il sait. Il appartient au corps des pontonniers et est affecté au poste du pont de Pontoise. On l'envoyait à la recherche d'un détachement de cavalerie qui devait renforcer la garde de ce pont pour la nuit et n'était pas encore arrivé..... à Noyon, il n'y a que des formations sanitaires et des compagnies du génie de chemins de fer et de pontonniers... La veille, il est passé beaucoup de troupes au pont que son détachement a construit à Pontoise. Toutes se dirigeaient vers le sud... Jusqu'ici il appartenait à l'armée du général von Kluck, mais on lui a dit cet après-midi que son unité était rattachée à une nouvelle armée... Il ne sait qui la commande... Quant aux passages sur l'Oise, ils ont tous été détruits par les Anglais pendant leur retraite... On n'en a rétabli que trois, à Pontoise, Quierzy et Chauny... Il ne sait rien du pont de Brétigny.

Après avoir fait briser la bicyclette du prisonnier et jeté ses armes et ses munitions dans un épais fourré, du Vigier décide d'emmener le bonhomme avec lui. Il pourra être utile en cas de rencontre fâcheuse, barricade ou patrouille. Il est de toute évidence qu'on n'a pas affaire à un d'Assas. On lui fera répondre aux sommations et donner le mot. Cela donnera les quelques secondes nécessaires pour s'éclipser.

Muni d'un pareil otage et par cette nuit funèbre du Vigier n'hésite pas à suivre les routes. D'ailleurs le prisonnier a certifié qu'aucune patrouille ne circulait la nuit dans la campagne et que la surveillance ne s'exerçait qu'à l'intérieur des villages. On gagnera ainsi du temps et les chevaux fatigueront moins.

En fait, on gagne Pontoise sans rencontrer âme qui vive et on s'approche assez près de la rivière pour apercevoir le fanal marquant l'entrée du pont. De là on gagne Varesnes sans encombre. En heurtant à l'une des premières maisons du village, on réveille des habitants qui, questionnés, s'empressent de confirmer tous les renseignements donnés par le prisonnier. Puis on s'achemine vers Brétigny où l'on parvient vers 10 heures.

La partie devient sérieuse et il convient de s'entourer des plus minutieuses précautions. Le village semble mort.

Le maire, réveillé en sursaut, se met avec joie à la disposition de ses compatriotes, mais il ne pense pas que la reconnaissance puisse passer par le pont qui est toutefois reconnu. Si, à la rigueur, en appuyant une échelle contre la culée on pourrait s'y aventurer à pied, il est absolument impossible de songer à y faire passer les chevaux. Mais le maire a une idée :

- Ecoutez, mon lieutenant, le plus sûr pour vous serait de descendre la rivière jusqu'au gué de Pont-à-la-Fosse. Il est encore praticable car un cultivateur d'ici a pu l'emprunter cet après-midi avec sa voiture. Dame ! il vous faudra encore faire deux bons kilomètres, mais je vais réveiller un de mes domestiques qui vous conduira par le plus court.

Fâcheux contre-temps ! Mais l'essentiel n'est-il pas de franchir la rivière ? La proposition du maire est adoptée.

Sous la conduite du domestique, la petite troupe s'achemine à travers champs vers la rivière. La nuit est d'un noir d'encre, un vent violent .s'est levé.

- Voilà le gué, dit l'homme.

En effet, malgré l'obscurité, on peut se rendre compte que la prairie devient un cloaque effroyable. Les dernières pluies ont fait monter le niveau des eaux et en partie inondé les berges. Néanmoins, après avoir remercié son guide, l'officier pousse sa jument vers la rivière. Mais au bout de quelques pas, il sent sa monture enfoncer dans la boue comme si elle allait s'y engloutir ; les autres chevaux, enlisés jusqu'au jarret, se débattent et refusent d'avancer. Force est de reconnaître l'inutilité de la lutte. Jamais les pauvres bêtes, avec le poids qu'elles ont à porter, ne pourront sortir d'un pareil marécage. Encore un effort inutile ! Il y a de quoi perdre la raison.

Le domestique propose alors d'aller chercher une barque. On pourra s'en servir pour transborder les hommes et les paquetages. Les chevaux suivront tenus par la bride.

Du Vigier accepte. Que de temps perdu encore ! Mais avant tout il faut passer et il ne peut passer qu'ici, puisque les trois ponts existant sur la rivière sont gardés.

Après trois-quarts d'heure l'homme arrive avec la barque. Au travail ! Disseaux et Deschamps y placent leur paquetage. Il faut maintenant forcer leurs chevaux à suivre l'embarcation. Les pauvres bêtes, éreintées, apeurées, se refusent d'abord à s'engager dans l'innommable cloaque, puis quand on est parvenu à les y contraindre, elles font des difficultés pour se mettre à l'eau. Dans cette opération délicate le prisonnier se multiplie, pousse les chevaux, rentre dans la rivière jusqu'à mi-cuisse pour les encourager à suivre le bateau. Celui-ci enfin s'éloigne, disparaît dans la nuit.

 

 

Ah ! les affreuses minutes pour du Vigier. Que se passe-t-il là-bas ? Ne trouvent-ils pas une berge plus inaccessible encore ? Et si, en débarquant de l'autre côté, ils allaient se trouver nez à nez avec quelque patrouille ? Ne rien voir..., ne rien entendre..., ne rien savoir... Attendre là, grelottant dans le vent, les jambes enfoncées dans la vase, n'ayant plus avec soi que la moitié de ses hommes, des chevaux dessellés et un prisonnier transi de froid et de peur.

Enfin, voici la barque qui émerge de l'ombre et de nouveau accoste. On recommence la même opération pour Fastidieuse et pour le cheval de Charlet. Mêmes difficultés, mêmes angoisses. Enfin le bateau s'éloigne. L'officier reste seul sur la berge avec son ordonnance Dumaine, la jument de celui-ci et le prisonnier. Un quart d'heure se passe encore et le bateau revient.

Encore un effort. I1 ne s'agit plus que de passer le dernier paquetage et le dernier cheval. Mais une difficulté inattendue survient. En se débattant dans la boue les chevaux ont rendu le marécage encore plus impraticable. Uranie - c'est le nom de la jument de Dumaine - y enfonce jusqu'au ventre les hommes jusqu'au genou. La pauvre bête, affolée, essaie de lutter contre l'enlisement, mais ses gestes désordonnés, loin de la tirer d'affaire, la font pénétrer plus profondément dans la vase.

C'est un instant d'effroyable angoisse. Il faut tenter quelque chose. Dumaine déroule sa corde à fourrage, la passe avec peine sous le ventre d'Uranie et les quatre hommes s'attellent deux par deux à chaque extrémité. Ils parviennent avec une peine inouïe à hisser la jument hors de sa tombe mouvante. Mais la malheureuse bête est à bout. C'est en vain que l'on tente de la remettre sur ses jambes; elle ne réagit plus aux sollicitations, aux appels. La tête appuyée sur une souche, le corps flasque, les membres raidis elle est résignée à la mort.

Et il est déjà 1 heure du matin !...

Pour la troisième fois depuis moins de 24 heures, du Vigier se trouve en face de cette nécessité douloureuse : abandonner l'un des siens. Et celui-ci est le fidèle ordonnance qui le sert depuis un an.

- Ne vous en faites pas, mon lieutenant, je me débrouillerai bien tout seul. Je vais rentrer à Brétigny et je demanderai au maire de me prêter des vêtements civils. C'est bien le diable si je ne parviens pas à traverser les lignes boches et à retrouver le régiment.

Reste le prisonnier. Impossible de l'emmener plus loin car on n'a perdu que trop de temps et il va falloir allonger l'allure. Or le gaillard, dès qu'il sera libre, courra avertir ses chefs qui s'empresseront d'alerter tous les postes et d'envoyer des détachements aux trousses de la reconnaissance. Malgré cela, du Vigier ne peut se décider à supprimer ce témoin gênant. Il le confie à Dumaine et au domestique avec mission de l'amener au maire de Brétigny qui ne le lâchera pas avant le jour. D'ici là on aura pris du champ.

Après une dernière étreinte, du Vigier saute dans la barque et quelques minutes après aborde la rive droite. Déjà les chevaux sont sellés, prêts au départ. Pour la dernière fois, la barque disparaît dans l'ombre. La reconnaissance continue, réduite à quatre exécutants.

La situation au surplus est loin d'être brillante. Pour gagner la crête boisée d'où il pourra observer la vallée, du Vigier a trois gros obstacles à franchir, le canal latéral de l'Oise, la voie ferrée et la route nationale de Noyon à Chauny. Il est de toute nécessité de les avoir passés avant le jour. Sera-ce même possible et les ponts du canal ne seront-ils pas gardés ? L'officier décide de gagner le pont d'Appilly qui, d'après la carte, ne doit pas être à plus de 3 kilomètres de là.

La petite troupe avance au jugé parmi les prairies qui bordent la rivière. Dans cette nuit opaque aucune trace de route, aucun point de repère. On a l'impression de marcher en aveugle dans le vide. Enfin, voici un chemin bordé de haies. Du Vigier s'y engage avec précaution, espérant bien trouver au bout le pont cherché. Et tout à coup il s'arrête brusquement. A quelques mètres devant lui se dresse une barricade en travers de la route.

Vite, lui et ses hommes se jettent contre la haie, courbant la tête, s'attendant au coup de feu qui va éclater ou, tout au moins, à l'inévitable wer da ? Mais les secondes s'écoulent et le silence demeure absolu. Chance inespérée ! La sentinelle a dû s'endormir. Il s'agit de la surprendre, de la réduire au silence avant qu'elle ait pu donner l'alarme. Ensuite on passera au galop.

L'officier met pied à terre et, accompagné de Disseaux également à pied, s'approche de la barricade à pas de loup, marchant dans le fossé qui longe la haie. Personne. Elle est abandonnée.

Toujours en faisant le moins de bruit possible, du Vigier et Disseaux déplacent une charrette de manière à permettre le passage des chevaux, puis ils s'avancent encore pour reconnaître le pont.

Et soudain, ils s'arrêtent, cloués au sol. Un trou noir s'ouvre sous leurs pieds ; au fond coule une rivière dont on entend le bruissement doux. Ah ! misère ! On a trop obliqué à droite dans la nuit ; . on se retrouve au pont de Brétigny que trois heures plus tôt, on inspectait de l'autre rive !... La barricade n'était là que pour empêcher les voyageurs de tomber dans le vide !

Impossible, bien entendu, de gratter une allumette pour consulter la carte. Par chance, il suffira de suivre en sens inverse le chemin qu'on vient de parcourir jusqu'ici. Il ne peut que mener au pont du canal. Vite, les deux hommes remontent à cheval et la reconnaissance repart en longeant soigneusement le bas côté de la route.

Que les minutes sont longues pour tous et surtout pour du Vigier. Il ignore complètement si ce pont sera gardé ou non. Chaque pas qui le rapproche augmente son émotion, son tourment. Voici la noire procession des arbres du chemin de halage, voici le pont. Hourrah !... Il est libre... Mais le poste ennemi ne serait-il pas tout simplement au passage à niveau situé à 100 mètres de là ? Non, personne encore. La reconnaissance passe au grand trot. Le ciel soit béni !

Elle s'engage maintenant dans Appilly..

Au moment où la petite troupe dépasse les dernières maisons, la . lune se lève, éclairant d'une lumière blafarde la vallée de l'Oise. Là-bas la grande route de Noyon brille comme un serpent d'argent.

Quittant le chemin où il risque d'être vu, du Vigier s'engage dans les champs. Pour plus de sûreté, il descend dans un fossé qui s'allonge en direction de la route et qui, bordé d'une haie, le dissimule presque complètement, lui et ses hommes. Bien lui en a pris, car au moment où il n'est plus qu'à quelques pas de la chaussée une auto surgit à toute vitesse, phares allumés. Elle passe. Encore quelques secondes pour donner à un nuage le temps de voiler la lune et en avant ! Les malheureux chevaux, épuisés, passent tant bien que mal les deux fossés. La route est franchie. Il faut s'éloigner rapidement car la clarté lunaire reparaîtra bientôt.

Nos quatre cavaliers filent au trot à travers champs. Tout à coup, Fastidieuse s'enlève et d'un bond franchit- un fossé à bords francs que son cavalier n'avait pu apercevoir dans l'obscurité. Mais, derrière, la jument de Charlet, Carthage, n'a pas la force d'en faire autant. Elle prend son élan mais manque l'autre bord et s'écroule. La rigole est peu large mais très profonde et Carthage, affalée dans la fange, souffle, gémit, mais ne bouge pas. Va-t-il encore falloir abandonner l'un des nôtres.

Il faut tirer ce cheval de là. L'officier ordonne à Disseaux et à Deschamps de mettre pied à terre et de faire franchir le fossé en main à leurs montures. Ceci fait, on attache celles-ci à un buisson non loin de là et les quatre hommes, unissant leurs forces, tentent d'arracher Carthage au fossé. En vain. La pauvre bête, fourbue, râle tristement mais ne fait rien pour aider ses sauveteurs. Ils ont beau sacrer, pester, pousser, tirer. Tout est inutile.

Et au moment où, tous ensemble, ils risquent un ultime effort, les phares d'une automobile balaient soudain la route de leurs pinceaux éblouissants :

- A terre !

Plaqués au sol, les quatre cuirassiers attendent immobiles. Le ronflement du moteur approche, la voiture passe en trombe tout près d'eux et s'éloigne.

Décidément le danger est trop grand. Le sous-lieutenant se résigne : il abandonnera une tâche impossible. D'ailleurs hommes et chevaux n'en peuvent plus. Il décide de se rendre au petit village de Mondescourt, tout proche, d'y mettre ses hommes et ses chevaux à l'abri dans quelque maison écartée et, si possible, de trouver là-bas des gens de bonne volonté et des cordes pour retirer Carthage de sa triste position.

Charlet cache son paquetage dans une meule et, porteur seulement de ses armes, suit à pied ce qui reste de la reconnaissance. Le village repose dans le calme. Du Vigier frappe à la porte d'une maison dont le propriétaire bientôt apparaît. Aussitôt le brave homme met tout son zèle à tirer d'affaire les cavaliers harassés.

D'abord il les conduit dans une grande ferme isolée dont les occupants, réveillés par lui, s'empressent autour de ces hôtes imprévus. Les chevaux, conduits dans une bonne écurie, sont rapidement soignés et reçoivent foin et avoine. Les cuirassiers avalent quelques bouchées du repas qu'on leur offre, mais ils n'ont qu'un besoin, qu'une envie, s'étendre... dormir.

Qu'ils ne s'occupent pas de Carthage, elle sera ramenée avant le jour. Qu'ils ne s'inquiètent pas des Allemands. Il n'y en pas dans le village et il y a peu de chance pour qu'il en vienne. D'ailleurs on veillera sur leur sommeil et, à la première alerte, on les réveillerait.

Deschamps, Charlet et Disseaux se sont déjà jetés sur la paille et ronflent. L'officier s'étend près d'eux. Un instant il refait avec tristesse le chemin parcouru. En une journée avoir perdu quatre de ses compagnons sur sept, ne plus avoir, pour continuer sa mission, que des chevaux à demi-fourbus, incapables d'aucun effort sérieux, quelle pitié !... Mais toutes ces pensées navrantes se brouillent, s'estompent très vite. La bienveillante fatigue les chasse complètement et du Vigier, à son tour, s'endort.

Il est 4 heures du matin.....

Le soleil les réveille un peu avant 8 heures. Le temps s'est mis au beau et contribue, avec ces trois heures de complet repos, à leur rendre l'entrain du début. Un copieux déjeuner offert par leurs hôtes y ajoute la bonne humeur. On boucle les cuirasses, ceux qui ont encore leur casque le coiffent - Disseaux a perdu le sien dans les taillis du bois de la Croisette et met son calot ; celui de Deschamp a eu son cimier enlevé par une balle des tirailleurs devant le bois de la Montagne - On se remet en route.

Du Vigier, avant le départ, s'est renseigné avec soin sur l'état de la région. Il sait de différentes sources que le pays est quasi vide d'Allemands et qu'en dehors de la route de Chauny, sur laquelle des autos passent sans cesse, les autres voies peuvent être suivies sans grand péril. C'est pour lui un point d'importance extrême, car suivre les routes c'est ménager les chevaux. Or l'état de ceux-ci constitue le point noir. Les malheureux, surtout celui de Charlet, font peine à voir. Hirsutes, efflanqués, la tête basse, ils donnent l'impression d'être à bout, et que deviendrait-on sans eux ? Pour gagner le nord de Chauny, on empruntera donc la route qui longe le bas des côtes de l'Oise.

D'abord tout va bien. La traversée de Crépigny se fait sans encombre au milieu de la stupéfaction attendrie des villageois. Mais comme la reconnaissance sort de Caillouel, elle est arrêtée par des paysans :

- N'allez pas à Béthancourt, mon lieutenant, nous en venons ; il est plein d'Allemands qui y font des réquisitions !

Effectivement, du Vigier, à la jumelle, distingue avec netteté des vedettes gardant les issues du village. Décidément, quoi qu'on en ait dit, les routes sont loin d'être sûres. Le mieux est d'en revenir au premier projet et de suivre la crête boisée. Un sentier y grimpe directement. La reconnaissance s'y engage et un quart d'heure après s'arrête à un point situé à la lisière des bois et d'où l'on a une vue étendue sur la vallée de l'Oise.

Après avoir soigneusement caché ses chevaux pour leur donner le temps de souffler, du Vigier gagne son observatoire et se met à fouiller le pays à la jumelle. Et tout à coup un cri de stupéfaction lui échappe. Qu'est ceci ? Une patrouille de cuirassiers français !... aucun doute possible. Elle se dirige au trot sur la route nationale en direction de Chauny. Quelle imprudence ! Ce ne peut être que la reconnaissance de Manceron. A moins... à moins que les Français aient avancé en direction de Noyon et que cette patrouille n'ait été détachée par le Corps de cavalerie...

Tandis que ces suppositions se pressent dans son esprit, du Vigier suit avec émotion la marche de ce camarade inconnu. Justement, voici une auto qui vient de Chauny. Que va-t-il se produire ? Etre là, impuissant, à 4 kilomètres de ses frères d'armes, et ne pouvoir courir à leur . aide ! Mais les évènements se précipitent. Les cuirassiers, en apercevant l'auto, ont sauté dans les champs et galopent en direction de Mondescourt.

Presque au même moment, l'auto s'est arrêtée et aussitôt on entend les claquements secs des coups de fusil... Un des chevaux est touché ; il n'avance plus qu'avec peine, boitant bas... Les autres cavaliers ont gagné un rideau d'arbres et les voilà qui répondent à coups de carabine. Bon ! le cheval blessé a rejoint les autres, il est à l'abri... Tout se tait...

Un instant, du Vigier s'est demandé s'il devait essayer de rejoindre son camarade pour lui porter secours. Il y renonce vite. Ce serait demander un effort supplémentaire à ses propres chevaux sans être certain de retrouver la patrouille ; ce serait également aller se mettre dans la gueule du loup sans être assuré de faire oeuvre utile. Le mieux est de poursuivre sans tarder la mission qui lui a été confiée.

La petite troupe se remet en marche, bien décidée à profiter de la leçon et à n'avancer qu'avec la plus extrême prudence. A chaque chemin qui coupe la crête boisée, elle s'arrête dans les taillis qui la bordent et ne s'élance que quand elle est certaine de passer inaperçue. Elle parvient ainsi sur la croupe du bois de Caumont. De là on a une vue superbe sur la vallée et sur la grande route de Béthune à Chauny. Du Vigier inspecte avec soin le pays. Aucune colonne de troupes. Sur les routes quelques autos isolées. C'est tout. Et l'on n'est plus bien loin du but.

En effet, il voit d'après la carte qu'à moins de 6 kilomètres, au sud du bois de Frières, se trouve une hauteur cotée 104 d'où l'on doit avoir une vue très étendue sur Tergnier et le pays environnant. Ce sera là le point final qu'il faudra atteindre. Il est 11 heures, on a tout le temps nécessaire pour y parvenir et pouvoir, les observations faites, entamer la route du retour avant la nuit.

On repart. Le pays est maintenant complètement découvert entre le bois de Caumont et la grande route de Béthune qu'il va falloir franchir. Par chance, le terrain, très curieusement ondulé, offre une suite de défilements précieux. Du Vigier en profite avec adresse. Il peut ainsi sauter le chemin d'Ugny à Caumont après avoir attendu caché dans une sorte de cuvette, le passage d'une auto allemande et il parvient sans accroc au petit bois situé à proximité du cimetière de Villequier-Aumont et de la route de Béthune.

La route est libre. Les quatre cavaliers la franchissent sans encombre et se mettent en devoir de fournir la dernière étape. Ce qui inquiète le plus du Vigier, c'est la fatigue des chevaux. Déjà, pour passer la route, il a dû renoncer à leur faire franchir le fossé en bordure du bois et a dû faire un détour de 300 mètres. Mais maintenant la jument de Charlet donne les signes de l'épuisement le plus complet. A chaque pas l'officier s'attend à la voir s'abattre sans espoir de se relever. Que faire ? Ce n'est pas un arrêt d'une heure qui lui rendrait des forces. L'animal est fourbu, incapable d'aller plus loin. L'officier va-t-il être encore obligé d'abandonner un de ses compagnons ?

Non. Par une chance inconcevable, exploitée avec une audace extraordinaire, il va éviter cette cruelle décision. Comme il grimpe avec peine vers la crête dominant le village de Viry, tout à coup, il s'arrête, saisi, faisant signe à ses hommes de faire silence et de se dissimuler avec soin dans un repli du terrain. Là-haut, à quelque cent mètres à peine, une vedette allemande se promène nonchalamment, le mousqueton sur l'épaule, observant la vallée du côté opposé à la reconnaissance.

Que diable peut-elle faire là ? Sans doute est-elle détachée d'un poste, invisible du point où nos cuirassiers se cachent. Dans tous les cas, cet homme est cavalier, car son cheval, qu'il avait attaché à un pommier, a défait sa longe et broute paisiblement entre les arbres. Même il a commencé à descendre le versant opposé à la vallée. A-t-il vu les chevaux de la reconnaissance ? Les a-t-ils sentis ? Il dresse la tête et lentement gagne du terrain dans leur direction, s'arrêtant tous les deux ou trois pas, à la fois attiré et inquiet... Quelle belle occasion de remonter Charlet !

Du Vigier va tenter l'aventure. Il dissimule ses hommes derrière une meule et s'avance seul, au pas, dans la direction du cheval. Sans quitter des yeux le factionnaire, il parle doucement à la monture de celui-ci dans cette langue spéciale que comprennent les chevaux de tous les pays. Le cheval s'est arrêté, les oreilles dressées, flairant la jument de l'intrus. Insensiblement, il s'approche et bientôt les deux chevaux nez contre nez, font connaissance. L'officier se penche, saisit les rênes... Oh ! la bonne prise !

Maintenant, ses cavaliers rejoints, il les entraîne au trot. Il s'agit de prendre du champ avant que la vedette ne se soit aperçue du larcin et de gagner le bois qui s'étend au sud-ouest de la cote 104, but de tant d'efforts.

Comme ils s'en approchent, une brave paysanne qui travaille dans son champ leur fait de grands signes, et quand ils l'ont rejointe, elle leur explique :

- Faites bien attention, mes bons amis, les Allemands du camp d'aviation qui est situé de l'autre côté du bois chassent souvent par là, méfiez-vous !

Du Vigier la remercie et après avoir bien sondé la lisière, s'y engouffre avec ses hommes. Là a lieu alors une opération mémorable : l'incorporation dans la cavalerie française du cheval ennemi capturé. La cérémonie est simple et rapide. On vérifie que le paquetage allemand ne contient rien d'intéressant, on , le jette dans un taillis, on place sur le dos du nouveau venu le paquetage du cheval de Charlet. C'est tout. Une dernière caresse à la pauvre Carthage et en route ! La jument essaie de suivre pendant quelques pas, mais, au premier talus qu'il faut gravir, elle y renonce et de ses y eux désolés regarde s'éloigner ses camarades d'écurie. Quel crève-cœur, pour Charlet surtout !... Mais il ne faut pas regarder en arrière...

Au bout d'un quart d'heure de marche dans une magnifique futaie, les quatre cavaliers atteignent la lisière est du bois. Halte ! Laissant là sa jument, l'officier s'avance avec précaution jusqu'à la crête, gagne un pommier de taille respectable, s'y accote de façon à faire corps avec lui et saisit sa jumelle.

Mais au moment où il commence à inspecter le pays, un bruit de pas et de voix le fait sursauter. Ce sont deux civils, heureusement ... des jeunes gens de quinze à seize ans. Ils étaient en train de poser des collets dans le bois quand ils ont aperçu les cuirassiers et ceux-ci les ont envoyés à leur chef.

Excellente idée Que savent-ils ? Nos deux lurons ne se font pas prier. Fils d'un braconnier qui parcourt sans cesse la région, ils savent tout ce qui s'y passe. Ils apprennent à l'officier que les Allemands n'ont pas rétabli le pont où le chemin de fer de Saint-Quentin à Tergnier franchit le canal Crozat et que les ravitaillements de toute sorte dirigés sur Chauny doivent emprunter la route. Il y a relativement peu de troupes combattantes dans la région mais surtout des services ; par contre, il y est arrivé une quantité énorme de blessés. Près de Tergnier, au nord du village de Vouël, est installé un important parc d'aviation dont il est impossible d'approcher, car il est très rigoureusement gardé. Ils ajoutent qu'il s'y trouve un canon spécial pour tirer sur les avions français qui survolent la contrée.

Du Vigier note rapidement ces détails. En somme, ils corroborent tous les renseignements qu'il a pu obtenir et les observations qu'il a faites. Le pays - il le constate lui-même à la jumelle - est d'un calme absolu. Il n'y a plus aucun doute à avoir, les Allemands sont bien décidés à ne plus battre en retraite. C'était ce qu'il était chargé de savoir. Sa mission est terminée, il n'a plus qu'à en rendre compte.

La question maintenant est de rejoindre les lignes aussi rapidement que possible. Le plus sûr, semble-t-il, est de prendre le contre-pied du chemin suivi à l'aller et d'atteindre le jour même la région de Noyon. Il y a gros à parier que la brigade d'infanterie rencontrée l'avant-veille est dans la ville maintenant. Au lieu de repasser l'Oise à ce maudit gué du Pont à la Fosse, la reconnaissance empruntera le pont de Noyon le lendemain à l'aube et sera le jour même à l'Etat-Major de l'armée Maunoury. Le plan adopté, il est nécessaire, avant d'entamer l'étape, de faire manger et boire les chevaux.

En parvenant à la lisière du petit bois, du Vigier s'arrête. II n'est pas douteux que la vedette allemande à laquelle il a enlevé son cheval a dû donner l'alerte. Il convient de n'avancer qu'avec circonspection.

Filant entre les vergers, la reconnaissance s'éloigne en suivant le parcours emprunté à l'aller. Le pays est extraordinairement calme. C'est tout juste si l'on aperçoit sur la route nationale un convoi de munitions qui pénètre dans Viry, venant de Tergnier.

 

 

Voila de nouveau un endroit délicat à franchir : la route de Béthune. après s'être assuré qu'elle est libre, du Vigier quitte la légère dépression où il était dissimulé et s'engage au trot dans les champs qui le séparent de la chaussée. Malédiction ! A mi-chemin un rongement d'auto se fait entendre. Il est trop tard pour faire demi-tour. Alors, au galop ! Advienne que pourra ! La route est franchie à un train d'enfer, juste au moment où l'auto débouche d'un coude situé à 100 mètres de là. Au galop ! au galop !... Des coups de feu éclatent ; des balles font sauter la terre entre les sabots des chevaux... Au galop ! Encore 50 mètres et on sera à l'abri d'un petit bois... Crénom ! un fossé !

Hop ! Par miracle tous les chevaux ont passé ! et l'on s'engouffre dans le bois. Les Allemands cessent le feu. Aucun dommage, mais l'alerte a été chaude.

Ces 800 mètres de galop ont épuisé les chevaux. Il faut absolument les laisser se reposer un instant. Encore un quart d'heure de perdu !

Enfin les quatre cavaliers se remettent en selle et, au pas, reprenant leur route du matin, pointent droit sur le bois de Caumont. Ils espèrent bien n'avoir plus rien à craindre car cette région dépourvue de grandes routes, a peu de chances d'être sillonnée par des autos ennemies. Il n'y a qu'à piquer droit sur le bois.

Mais au moment où du Vigier arrive en vue du chemin d'Ugny à La-Rue-de-Caumont, il n'a que le temps de se jeter dans l'épais taillis que, par bonheur, il venait de longer. Sur le chemin, en lisière même du bois, une auto est arrêtée et auprès d'elle un factionnaire allemand, le fusil sur l'épaule, se promène de long en large.

Voici qui complique singulièrement la situation. On dirait, en vérité, que le premier passage de la reconnaissance a été signalé et qu'on cherche à lui barrer la route du retour. Que peut faire, en effet, cette auto arrêtée en pleine campagne, à l'endroit où le matin même nos cavalier ont débouché du bois ?

Le mieux serait de se frayer un chemin au travers de ces fourrés et de contourner la position où se trouve le factionnaire. Du Vigier décide de le tenter. Par malchance le taillis est si épais, les branches et les ronces tellement enchevêtrées qu'après des efforts inouïs la tentative doit être abandonnée.

Les quatre cavaliers, l'éperon au poil de leurs chevaux, s'élancent dans le sentier suivi le matin même. La route se rapproche rapidement et - chance inespérée - la sentinelle regarde du côté opposé. Son attention n'est éveillée que par le bruit de la galopade. Son arme s'abat, elle tire sans viser, sans toucher. La chaussée est franchie, la course se prolonge dans le bois où viennent encore se perdre quelques balles. Encore une fameuse émotion dissipée !

Peut-être serait-il sage de changer d'itinéraire. Du Vigier y songe bien. Mais lequel emprunter ? Aucun ne peut être mieux dissimulé que la crête boisée des côtes de l'Oise qui se prolonge jusqu'à Noyon. Il semble que le seul point encore délicat à franchir sera le chemin d'Ugny à Commenchon.

C'est bien le diable si on ne parvient pas à le passer. Ah ! si les chevaux n'étaient pas si fatigués, comme tout cela semblerait facile...

Or, à peine la petite troupe a-t-elle fait quelques pas hors du bois qu'une fusillade nourrie éclate, partant du chemin distant de 400 à 500 mètres. Faire demi-tour et se remettre à couvert est pour nos quatre cuirassiers l'affaire d'une seconde. Ils n'ont aucun mal mais ils ont passé, au milieu des balles qui sifflaient, un moment dépourvu de charme. Si les fantassins allemands, bien embusqués comme ils l'étaient, avaient eu le sang-froid de les attendre, il y eût eu de grandes chances pour que la reconnaissance se terminât là.

La route du retour est coupée ; le petit détachement est signalé partout. Que faire ? Impossible de songer à obtenir le passage de vive force. Il faut donc essayer de contourner l'obstacle, dût-on remonter au diable vers le nord. Heureusement, ici, les taillis ne sont pas trop épais. On peut se frayer un chemin sans peine. Voici la lisière...

La reconnaissance s'engage dans un pâturage. Est-on en vue du poste allemand ? Impossible de le savoir puisqu'on n'a pu se rendre compte d'où il tirait. Enfin voici l'autre extrémité. Une auto ronfle sur la droite du côté d'Ugny. Vite, il faut franchir la route avant que la voiture débouche du village. Les quatre chevaux la traverse à bout de souffle. Mais quel bruit font leurs sabots sur le sol pierreux !... Clac ! Clac !... Ce sont les fantassins du poste allemand qui tirent sur la gauche, mal, heureusement !... Enfin ! voici la forêt des Côtes de l'Oise, la tranquillité relative sous ses ramures épaisses et dans ses taillis profonds.

 

 

Toutefois, il convient de ne pas s'attarder. Le soir tombe, et, par surcroît de malchance, d'épais nuages s'amoncellent et font prévoir une sérieuse averse. Il ne s'agit pas de passer une nuit sous la pluie à la belle étoile. Voici un sentier qui doit conduire à la lisière nord de la forêt. Nos quatre hommes le suivent à la file indienne, espérant bien ne plus rencontrer d'obstacles et pouvoir bientôt goûter quelque repos.

Quand ils l'atteignent, l'obscurité est devenue presque complète. Ils distinguent cependant quelques maisons paisiblement groupées qui doivent être le hameau des Hézettes. Pas une lumière, pas un bruit. On va attendre que l'obscurité soit complète et on ira frapper à l'une de ces portes.

La nuit est close. Nos cavaliers sortent de leur cachette et s'avancent à travers champs vers les maisons qu'ils devinent dans l'ombre. Ils s'en approchent, et soudain une voix rauque crie :

- Wer da ?

Le temps de répondre un Deutschland désespéré et les quatre cuirassiers se dispersent au galop sous une grêle de balles, fuyant instinctivement vers le nord. Ils gagnent ainsi un mamelon boisé qui porte le nom de butte des Minimes et là s'arrêtent, la rage au cœur.

Les Allemands ont continué de tirer bien que la reconnaissance soit déjà à l'abri des coups. Maintenant, le phare puissant d'une auto fouille la plaine en tous sens, cherchant à découvrir les fuyards. Du Vigier a l'impression d'être une bête traquée. Le voilà isolé en pleine campagne dans un pays inconnu, au milieu d'une nuit opaque ; ses ennemis sont alertés ; ils le cherchent avec leur projecteur ; ils le guettent à tous les points de passage et là, perdu dans ce bois, rejeté loin de son axe de marche, il se trouve sans autre ressource que cette effroyable solution : attendre.

 

 

Attendre... La pluie maintenant tombe à verse. Grelottant de froid, le ventre creux, le visage ruisselant et le corps trempé, le jeune officier éprouve un instant d'affreux découragement. A quoi bon tant de fatigues, tant d'efforts, tant de dangers à affronter. Lui et ses hommes sont destinés à tomber, là ou ailleurs, sous les balles ennemies ou bien à crever de faim et de misère en demeurant cachés jour et nuit pour échapper aux chasseurs qui les guettent. Ah ! c'était bien la peine !

Mais, une fois de plus, le jeune homme chasse ses déprimantes pensées avec dégoût. Comment peut-il désespérer quand il n'entend pas un mot de plainte, pas la plus petite récrimination de la part des trois braves garçons qui, à ses côtés, reçoivent sur l'échine, comme lui, des torrents d'eau, qui, comme lui, ont la tête et les membres rompus et comme lui sont prêts à donner leur vie.

Non, il ne renoncera pas. Il tâchera de rejoindre à travers champs, avant le jour, la crête boisée qui le mènera à Noyon. Seulement, impossible pour l'instant. La nuit est tellement noire qu'on buterait encore dans quelque poste allemand ou que les chevaux s'effondreraient dans quelque fossé. Il convient donc d'attendre que l'obscurité soit moins opaque, qu'on sache ce que l'on a devant soi et sous ses pieds.

Vers 1 heure du matin, la pluie cesse enfin. La lueur blafarde de la lune se glisse entre les arbres. Voici le moment, de se remettre en campagne.

Du Vigier a l'intention de contourner le hameau des Hézettes par l'est afin d'arriver à reprendre pied dans la forêt des Côtes de l'Oise. Il longe donc la lisière du bois des Minimes à la recherche d'un sentier qui le ramène vers le sud. Quelques centaines de mètres sont parcourus de la sorte et tout à coup il se heurte à un fossé profond bordé de broussailles. En vain le côtoie-t-il quelque temps pour y trouver un passage. C'est un obstacle infranchissable devant lequel il s'obstine inutilement. Or cette marche l'a rapproché des Hézettes et les cuirasses - danger imprévu - brillent d'une façon inquiétante sous la lune. Soit, puisque le passage est impossible par l'est, on va l'essayer par l'ouest. Et nos quatre cavaliers, reprenant le contre-pied de leur course, repassent devant leur tanière, longent la lisière du bois vers l'occident. Ils sont maintenant sur un vrai chemin car les sabots des chevaux foulent un sol creusé de profondes ornières ; il n'y a qu'à le suivre tranquillement... Cruelle déception ! Le chemin se termine dans une carrière de sable !... Demi-tour.

Tout à l'heure, l'officier a aperçu sur sa droite un petit layon qui s'enfonçait dans le bois. On va l'emprunter ; il mènera bien quelque part. Le voici. Du Vigier s'y engage, suivi par ses hommes à la file. Mais le sentier bientôt se resserre. Les branches et les ronces fouettent les visages et tout à coup Fastidieuse refuse d'avancer. Le layon se perd dans un inextricable fourré. C'en est trop ! Hommes et chevaux sont brisés de fatigue. Il faut s'arrêter coûte que coûte, n'importe où, s'allonger, dormir... Demi-tour encore !

Revenus dans la carrière de sable, nos hommes cherchent au clair de lune un endroit à peu près sec où ils puissent s'étendre. O bonheur ! voici une espèce de hangar dont le toit est fait de paillassons que la pluie n'a pas traversés Les chevaux sont attachés à un pieu et les trois cavaliers s'allongent sur le sol sans même déboucler leurs cuirasses. Aussitôt, ils s'endorment.

Du Vigier s'est assis près d'eux. Il essaie quelques instants de réfléchir à sa terrible situation de dresser de nouveaux plans ; mais bientôt ses idées se brouillent et lui aussi glisse insensiblement dans l'inconscience, dans la paix.

Un gai soleil les réveille. Il est 6 heures. Vite, il secoue ses hommes. Ils ont dormi trois heures, tels qu'ils sont tombés... Nul n'a songé à venir les poursuivre dans ce chantier écarté. Le soleil commence à sécher les tuniques et les culottes trempées ; il fait circuler le sang sous la peau ; il dégourdit les corps glacés.

L'officier s'avance seul jusqu'au premier point de vue et inspecte le paysage avec minutie. Pas une troupe, ni sur les chemins, ni sur la route d'Ugny à Guivry. A cheval, on part.

Un paysan affirme qu'il n'y a pas un Allemand à Guivry, que la reconnaissance peut traverser le pays sans crainte.

Guivry passé, on sera dans la forêt.

Enfin, la voici. L'axe de marche est retrouvé et maintenant se diriger devient facile. La prochaine difficulté à vaincre sera le passage de l'Oise. La veille, le canon a tonné très fort du côté de Noyon, mais les Français sont-ils maîtres de la ville ? Les habitants de Guivry, que du Vigier a interrogés tout à l'heure, lui ont assuré que non. Alors, à quoi bon risquer un si long détour et pourquoi ne tenterait-t-il pas de passer de nouveau par le gué de Pont-à-la-Fosse ? L'officier se décide à en risquer l'aventure et il va s'approcher du passage en profitant de l'abri des bois le plus longtemps possible.

Il en débouche au nord de Mondescourt, tout près de la grosse ferme d'Héronval. Une rapide inspection des bâtiments et des environs donne l'impression d'un calme complet Or, depuis 3 heures de l'après-midi précédente ni hommes ni chevaux ne se sont rien mis sous la dent. Il est 8 heures. Continuer à battre l'estrade dans de telles conditions serait folie. Ils vont donc essayer de s'arrêter là une heure et d'y reprendre des forces.

 

 

A la ferme, l'accueil fait aux cuirassiers est touchant. Chacun s'empresse ; chacun veut les aider, les choyer. Les chevaux, introduits dans une magnifique écurie, sont abreuvés et gorgés d'avoine.

Dans la haute cheminée, on attise un beau feu de sarments. Après avoir retiré leurs cuirasses, qu'ils ont sur le dos depuis plus de vingt-quatre heures, les quatre hommes s'approchent de l'âtre où leurs vêtements achèvent de sécher.

Tout en mangeant le fricot bien chaud, l'officier interroge le fermier et les réponses de celui-ci sont loin de le satisfaire :

- Noyon ?... Bien sûr qu'il ost toujours aux Allemands ! J'y suis allé hier et ne suis rentré qu'à la nuit. A ce moment, quand je suis revenu, le pont de Varennes était toujours occupé par eux. Sans doute le canon tonne fort par là, mais plus loin, au sud et à l'ouest de Noyon.

Décidément, il n'y a plus qu'une solution possible : le passage à Pont-à-la-Fosse. Dès qu'on aura eu des précisions sur l'état du gué, on tentera l'aventure.

- Gardez-vous bien de vous diriger de ce côté, mon lieutenant. Une autre patrouille de cuirassiers est passée après vous et a été signalée. Maintenant, les Allemands ont placé un fort poste d'infanterie au pont du canal. Jamais vous ne réussirez par là...

Décidément, les difficultés s'amoncellent. Du Vigier consulte sa carte avec angoisse. Echouer si près du port serait vraiment effroyable. Puisqu'il est impossible de franchir l'Oise entre Brétigny et Noyon, il essaiera de contourner cette dernière ville par le nord et l'ouest et d'effectuer, s'il le peut, le passage à Pont-l'Evêque. Depuis le matin, le canon gronde terriblement dans cette direction ;

peut-être les Français se sont-ils emparés de Noyon. De toute façon, c'est la seule chance qui subsiste et encore ne pourra-t-on juger des possibilités que sur place. Il faut partir.

Hommes et chevaux sont gavés. On a fait le plein d'avoine et chaque cavalier emporte une miche de pain comme vivres de réserve. En selle !

Après avoir serré toutes les mains, après avoir reçu l'assurance que les routes, à part celle de la vallée de l'Oise, ne sont guère fréquentées que par de petites patrouilles de cavaliers ou de cyclistes du Vigier se dirige avec ses hommes sur Grandru qu'il traverse sans encombre et d'où il gagne la montagne de Béhéricourt. Là, il découvre brusquement qu'une grande bataille est engagée. De toutes parts le canon tonne, la fusillade crépite, de gros nuages de fumée s'élèvent su loin, vers le sud-est.

Quelle chose effrayante qu'une bataille à laquelle on assiste, invisible, de l'intérieur des positions ennemies, et dont on ne peut deviner les résultats, bons ou mauvais ! Impatient d'en savoir davantage, le sous-lieutenant se décide à gagner le mont Siméon qui s'élève, comme une formidable sentinelle avancée, à l'est de Noyon.

Il y parvient sans difficulté, chose d'autant plus stupéfiante qu'il se trouve là presque dans la zone du combat. Tout près de lui, à ses pieds, il voit des pionniers manœuvrer le treuil d'une saucisse qui se balance au-dessus de sa tête. C'est la première qu'il rencontre depuis le début de la campagne et ce spectacle le plonge dans l'étonnement ; il est persuadé être le premier Français à contempler ce nouvel engin d'observation. Du côté de la forêt de Carlepont. la bataille fait rage. Impossible d'en distinguer les péripéties. mais on peut en conclure qu'il n'y a pas à songer à passer de ce côté.

Dans les prairies qui s'étendent entre Noyon et le mont Renaud, on voit des escadrons pied à terre. Sur la route de Chauny à Noyon les autos se succèdent d'une façon ininterrompue. Un train de munitions passe lentement sur la voie ferrée venant de Tergnier.

Cette dernière constatation fait germer une idée dans le cerveau de du Vigier. Pourquoi n'essaierait-il pas de se glisser jusqu'au chemin de fer et d'en détériorer la voie au moyen des pétards qu'il possède ? La tentation est forte. Il y a là un point tout à fait favorable : le pont où la voie ferrée passe au-dessus de la route Salency-Morlincourt. Mais il repousse ce projet. La réussite en est trop douteuse pour qu'il en court le risque. Sa mission avant tout.

Le passage par Pont-l'Evéque est bouché et le pont de Varennes, en admettant que l'issue de la bataille nous soit favorable, ne sera certainement pas enlevé aujourd'hui. Dans cette indécision, il se résout à aller faire boire ses chevaux à une grosse ferme isolée qu'il a remarquée non loin du village. D'ici là, il réfléchira et se renseignera auprès des habitants.

Au moment où il se dispose à mettre le pied à l'étrier, il remarque dans un rudiment de tranchée, parmi une foule d'objets hétéroclites abandonnés par les Anglais au cours de leur retraite, un magnifique imperméable kaki tout neuf. Voilà qui fera disparaitre ce damné reflet des cuirasses dont il a failli si souvent pâtir. Une idée lui vient alors qu'il fait mettre aussitôt à exécution. Les sacs à distribution des paquetages peuvent jouer pour ses hommes le même rôle que l'imperméable pour lui. il les fait aussitôt dérouler et adapter tant bien que mal sur les cuirasses. Un trou dans le fond pour passer la tête, un trou de chaque côté pour les bras.

La petite troupe a à peine fait quelques centaines de pas dans la direction de Salency qu'elle voit un paysan accourir au-devant d'elle en faisant de grands gestes.

- arrêtez, arrêtez, crie-t-il.

 

 

Et dès qu'il s'est approché de l'officier, il explique qu'il y a dans Salency un détachement composé d'une dizaine de uhlans et de plusieurs cyclistes. Ils sont lancés à la poursuite de la reconnaissance et tâchent de se renseigner sur la direction qu'elle a prise.

Du Vigier comprend qu'il serait insensé de rester dans cette région où sa présence est signalée de tous côtés. Il n'a plus qu'à en sortir carrément. Tout à l'heure, à la montagne de Béhéricourt, un habitant lui a affirmé qu'il y avait des troupes françaises dans la direction de Lassigny-Thiescourt. Le mieux n'est-il pas d'essayer de gagner cette région en passant au nord de Noyon ? C'est encore une étape d'une vingtaine de kilomètres, mais cela vaut mieux que de piétiner sur place dans l'attente d'une avance victorieuse de nos troupes, avec de fortes chances d'être pris ou tué.

Par les sentiers sinueux du mont Siméon. il s'éloigne de la bataille. Le jour baisse. Il est presque 18 heures quand les quatre cavaliers parviennent à la lisière des bois qui dominent la grande route de Saint-Quentin à Noyon. L'officier s'avance seul pour reconnaître cette route. Un long convoi allemand y défile, descendant sur Noyon. Il va encore falloir attendre que la nuit ait fait cesser tous ces charrois pour pouvoir franchir la coupure. Le parti en est pris avec philosophie. On en profite pour casser la croûte et pour donner aux chevaux la moitié de leur avoine.

La nuit est maintenant tout à fait close et le roulement des convois continue inlassablement Quel ordre admirable ! Pas un cri, pas une bousculade, pas un arrêt. De temps en temps, un commandement bref, c'est tout. L'écoulement de tous ces véhicules se perpétue avec une régularité parfaite. Il est bien clair qu'une armée qui fait venir à elle une telle quantité de ravitaillement n'a pas l'intention de s'en aller, et voilà une preuve de plus à fournir à l'appui de ce que veut affirmer du Vigier.

Pour permettre à ses hommes de dormir, celui-ci organise un service de garde. Chacun d'eux et lui-même veilleront à tour de rôle. Le guetteur préviendra dés que le mouvement des convois s'arrêtera.

A minuit, les voitures défilent toujours. Il n'y a plus d'illusion à se faire ! C'est encore une nuit à passer à la belle étoile. Chacun s'y résigne sans peine.

A la pointe du jour, du Vigier réveille son monde. La journée s'annonce détestable car une saute de vent s'est produite et une pluie froide commence à tomber. Il faut se hâter de franchir la route pour s'évader à tout prix de la zone dangereuse.

Pour cela, du Vigier a décidé d'aller chercher un autre point de passage à un endroit où les bois s'avancent presque en bordure de la chaussée, environ à 4 kilomètres plus au nord.

On fait boire les chevaux dans une mare, on leur donne le restant d'avoine et on s'enfonce dans la forêt. L'orientation est malaisée car une multitude de sentiers et de layons s'entrecroisent comme à plaisir et l'officier en est réduit à se diriger à la boussole dans ce labyrinthe. Par miracle, il tombe juste à l'endroit cherché. A travers les pommiers d'un verger qui borde la route, il aperçoit le ruban blanc de celle-ci. Personne ne la suit. Déjà les quatre cavaliers se sont lancés au trot entre deux files de pommiers quand soudain le ronflement d'un avion volant à faible altitude se fait entendre. C'est tout juste s'ils ont le temps de se rejeter sous bois. Le pilote frôle la cime des arbres. dépasse la route et aussitôt coupe l'allumage. Il a dû atterrir non loin de là. Serait-on à proximité d'un parc d' aviation ?

Par prudence, l'officier décide d'attendre caché un quart d'heure. Aucun bruit suspect ne se fait entendre. Alors en avant ! La route est franchie au trot sans fâcheuse rencontre et la reconnaissance, grâce à des rideaux d'arbres successifs, peut se diriger bien dissimulée vers les premières maisons du village de Crisolles. Du Vigier s'arrête non loin d'une maison isolée bien décidée à y demander des vivres et à s'y procurer des renseignements : mais auparavant, il détache Charlet sur sa droite pour surveiller une grande fabrique qui ne lui inspire qu'une demi-confiance. Ceci fait, il frappe à la porte de la maison et aussitôt une femme parait.

Quand elle aperçoit les culottes rouges des cavaliers, elle est prise de frayeur :

- Mon Dieu ! mes pauvres amis, que faites-vous là ? Il y a plein d'Allemands dans le village... Tenez, voici du pain, sauvez-vous vite ou vous êtes perdus.

Au même moment, Charlet revient à toute vitesse.

- Mon lieutenant, crie-t-il, il y a un parc de voitures formé de l'autre côté de la fabrique !... Et comme l'officier cherche de quelle façon il pourra se tirer de ce mauvais pas, il aperçoit une trentaine de cavaliers allemands qui débouchent de la fabrique. Cinq ou six cents mètres tout au plus séparent les deux troupes. Du Vigier prend juste le temps de jeter à Disseaux le pain qu'il a dans la main et se lance au grand trot dans le chemin qui mène au hameau de Rimbercourt. En effet un fossé profond, qu'il eût été insensé d'essayer de sauter, empêche de filer à travers champs.

Mais le détachement ennemi a aperçu les fuyards et prend le galop. Inutile de songer à lutter de vitesse, l'état des chevaux ne le permet pas.

Du Vigier va encore tenter une ruse grossière, mais qui, même si elle échoue ne rendra pas la situation plus mauvaise. Le chemin longe un boqueteau touffu qui dissimule la reconnaissance à ses poursuivants. En arrivant à son extrémité l'officier tourne à droite, longe au galop la lisière et par un nouvel à-droite s'enfonce dans les taillis s'y arrête. Le bois est tellement touffu que l'officier ne distingue rien devant lui, mais, avec un soulagement compréhensible, il entend le lourd galop des Allemands langeant les fourrés où il est dissimulé, il entend leurs cris qui vont en s'éloignant. Ils sont persuadés que leur proie s'est échappée vers Guiscard. La stupidité de certains hommes est un des facteurs les plus importants des succès ou des revers militaires.

 

 

Mais si les cavaliers ont senti sur eux le frisson de la fin, s'ils éprouvent quelque difficulté à reprendre haleine et à calmer les battements de leur cœur, les infortunés chevaux, par contre, sont comme blessés à mort. Il faut leur donner quelques instants de repos si l'on veut qu'après cette galopade ils puissent mettre un pied devant l'autre.

Cependant, on ne peut s'éterniser dans ce boqueteau, il faut même décamper au plus vite d'un pays infesté par les détachements allemands. Il pleut toujours. Peut-être ce temps de chien ralentira-t-il le zèle et la vigilance de l'ennemi ? Du Vigier donne le signal du départ et les quatre compagnons, quittant leur cachette d'un pas paisible, s'engagent dans le chemin de terre de Rimbercourt.

Du Vigier peut traverser Rimbercourt sans mauvaise rencontre. Il va maintenant s'orienter dans la direction de Lassigny.

Déjà il s'est engagé dans le village de Muirancourt, quand un paysan s'approche de lui et l'interpelle :

- Mon lieutenant... mon lieutenant...

C'est, sous ce déguisement, un sous-officier du 8e Hussards. Envoyé la veille en patrouille avec deux hommes; il a perdu l'un d'eux. Son cheval, ainsi que celui de son deuxième, ayant été grièvement blessés dans une rencontre avec une patrouille allemande, ils se sont réfugiés chez un habitant de la localité qui leur a procuré des vêtements civils et chez lequel ils se cachent en attendant de pouvoir rejoindre leur régiment. Il a surveillé attentivement tout ce qui s'est passé dans la région et conseille vivement à l'officier d'éviter avec soin la direction de Bussy et de Sermaize où circulent de nombreuses patrouilles. Plus au nord, au contraire, il croit que le pays est peu surveillé.

Fort de ces précisions, du Vigier se décide à faire un crochet et à passer par Fretoy et Beaulieu.

La décision était sage, car jusqu'au dernier village où il arrive à 12 h. 30, il ne fait aucune fâcheuse rencontre. C'est à peine s'il a aperçu au loin vers le sud, une forte patrouille qui ne s'est point préoccupée de lui.

La pluie tombe, tombe sans une minute d'interruption. Imperméable et sacs à distribution sont impuissants à y mettre obstacle et l'eau dégouline sans répit dans les dos, dans les bottes. Il faut absolument s'arrêter une heure à l'abri, donner à manger aux pauvres chevaux qui se traînent lamentablement, à demi morts de fatigue.

Ayant frappé à une maison isolée d'Ecuvilly, l'officier y obtient la plus généreuse hospitalité. Pendant que les chevaux dévorent l'avoine, pendant que les hommes et lui-même déjeunent et se réchauffent autour d'un bon feu, il obtient du propriétaire des renseignements de la plus haute importance.

Il a logé la veille un officier allemand. Celui-ci, bouffi de vantardise, n'a pas cessé d'accabler son hôte sous le récit des exploits de l'armée impériale. sans doute avouait-il que la droite de cette armée avait subi un léger échec, mais cela n'avait aucune importance. La division dont il faisait partie était dans la région de Lunéville où elle avait battu les Français à plate couture. Mais on venait de l'amener ici et, dans quarante-huit heures, Compiègne serait attaquée et reprise. Cela ne faisait aucun doute.

Le discours, précieux à retenir, est soigneusement noté par du Vigier. Il a d'autant plus de prix qu'il est bientôt confirmé par un autre témoignage, celui du secrétaire de la mairie. qui est accouru quand il a appris la présence d'un officier français dans le village. Le brave homme a relevé les numéros des régiments de toutes armes qui ont défilé en direction de Noyon pendant la journée du 15. Il remet même au sous-lieutenant le soldbuch qu'un des soldats a perdu et dont le régiment sera identifié plus tard comme ayant fait partie d'une division de cavalerie signalée sur le front de Lorraine.

Tout ceci est d'un puissant intérêt et comme du Vigier dans son opinion ; les Allemands sont bien décidés à ne plus reculer. Il faut aller au plus vite communiquer l'ensemble des renseignements recueillis au Commandement français.

Pour orienter sa marche, il interroge les deux hommes sur la contrée comprise entre Ecuvilly et Lassigny. D'après eux, elle est sillonnée en tous sens de patrouilles de cavalerie et d'autos militaires. Il faudra se méfier particulièrement du moulin situé au carrefour de la grande route et de la route d'Ecuvilly à Candor. Les Allemands y ont installé un dépôt de munitions et un poste d'infanterie le garde. En somme, la partie devient de plus en plus difficile, mais si la chance continue à lui sourire comme elle le fait depuis le matin, du Vigier ne doute pas de la gagner.

Il se remet en route à 16 heures sous une pluie battante, et contourne Candor à l'ouest. Par des chemins abominables, il atteint une heure plus tard le hameau de la Potière. Celui-ci semble mort, toutes les portes et toutes les fenêtres sont closes. Qu'importe ! Lassigny n'est plus qu'à 3 kilomètres de là : peut-être touche-t-on au but ?

Déjà la petite troupe s'est engagée sur la route de Lassigny quand l'officier s'entend interpeller par un paysan. Celui-ci l'a vu passer à travers ses volets entrebâillés et, ayant reconnu l'uniforme français, court après lui pour l'empêcher de poursuivre dans cette direction. D'après cet homme.

Lassigny est occupé par les Allemands. On s'y est battu la veille et les Français ont été repoussés. De plus, il n'y a pas un quart d'heure, un peloton de uhlans est passé par la Potière se dirigeant vers le même point.

Maintenant, du Vigier ne se fait plus d'illusion, il faut qu'il remonte plus au nord jusqu'à ce qu'il puisse contourner la droite allemande. Partout ailleurs, il est certain de ne pouvoir passer. Avec courage, il prend son parti de ce nouveau contretemps et s'engage résolument vers le nord-ouest en direction de Fresnières.

Arrivé dans ce village, il bifurque sur la gauche et prend la route de Canny-sur-Matz. Mais, là encore, un paysan l'arrête.

- N'allez pas par là, mon lieutenant, je reviens de Canny, le pays est rempli d'artillerie allemande. Encore une porte qui lui est fermée : Il remontera donc plus au nord encore. Il faut à n'importe quel prix contourner l'aile droite de l'armée allemande sur laquelle, depuis le matin, il a lentement l'impression de mouler son itinéraire.

La nuit descend rapidement. La pluie fait rage. Une demi-heure plus tard, il pénètre dans le village de Crapeaumesnil. Mais là, malgré les plus énergiques sollicitations, les chevaux refusent d'avancer. Insister serait cruel et maladroit, car si l'on veut pouvoir continuer la route le lendemain, il faut de toute nécessité accorder aux pauvres bêtes une nuit de repos. On s'arrêtera donc à Crapeaumesnil et l'on repartira le lendemain au petit jour.

 

 

C'est le maire lui-même qui accueille nos hommes trempés et harassés. Grâce à lui les quatre chevaux sont princièrement installés. Il aide du Vigier à pratiquer une sortie dérobée sur la campagne pour qu'il puisse s'échapper avec tout son monde en cas d'alerte. Enfin il fait préparer un excellent repas et allumer un bon feu.

Au coin de l'âtre, la conversation s'engage et du Vigier apprend avec stupeur que, trois jours plus tôt, son régiment, le 9e Cuirassiers, a cantonné à Crapeaumesnil. Qu'est-il devenu ? Le maire ne peut le dire, mais il est en mesure de fournir une preuve du passage du 9e Cuirassiers dans le village. Ce régiment a laissé chez lui une jument, qui prise de coliques, n'a pu être emmenée. Elle est aujourd'hui entièrement rétablie.

Allez donc, après cela, nier les bienfaits de la Providence ! Du Vigier va aussitôt contempler la jument qui est dans un état superbe. Elle remontera Deschamps dont le cheval est à bout. On pourra donc demain fournir une sérieuse étape, car Fastidieuse est une bête de sang qui ne s'arrêtera que pour mourir ; quant à Disseaux, il est muni d'un extraordinaire cheval normand de six ans, répondant au nom de Jabin, grande carcasse toute en fer et d'une énergie inépuisable. Il tiendra le coup cette fois encore.

Charlet, lui, se déclare enchanté du petit cheval pris la veille à la vedette allemande et dont le modèle et le cœur évoquent les bons bidets de Corlay .

Du Vigier et ses hommes ont dormi six heures et demie d'une seule traite ; les chevaux ont passé neuf heures à l'écurie. C'est comme si la troupe avait été trempée dans un bain d'eau de Jouvence. Elle est prête à tout.

Du Vigier, profitant des renseignements donnés par le maire, a décidé de gagner la grande route de Tilloloy à Compiègne qui, lui a-t-il affirmé, doit offrir peu de dangers. Dans la fraîcheur du matin, les quatre hommes chevauchent gaillardement et, par Beuvraignes, atteignent la grande route. Ils s'y engagent aussitôt et la suivent sans obstacle en direction de Compiègne. Rien à Tilloloy. Rien à Conchy-les-Pots.

Or, au moment précis où il s'engage dans la rue pavée qui monte vers la sortie sud du village, il voit devant lui les villageois s'enfuir soudain comme saisis de panique, se précipiter chez eux et fermer leur porte. La rue s'est vidée instantanément. Presque aussitôt, au premier tournant, apparaissent deux cavaliers, la lance basse. Leur colback, leur tenue feldgrau... pas de doute : ce sont des hussards allemands.

Dans des instants comme ceux-là, la décision du chef doit être prise instantanément. Du Vigier n'a pas la plus petite hésitation. La fureur, comme un Hot subit, est montée à son cerveau. Comment ! après tant de vicissitudes il touche au port et il se verrait disputer le passage, à lui, cuirassier de France, par ces maudits petits hussards dont la célébrité est surtout faite de cruautés et de pillages. Cela, non !

Sur-le-champ, il a mis le sabre à la main. Ses hommes ont dû ressentir la même colère car leurs lames ont jailli en même temps , que la sienne et tous quatre s'élancent au grand trot sur les pavés de la rue.

Les hussards ont en une seconde d'hésitation à l'apparition de ces cavaliers , aux tenues étranges, mais la vue de leurs sabres nus leur fait faire prestement demi-tour et ils s'enfuient à toute vitesse. Du Vigier prend le galop et se jette à leur poursuite. Mais, parvenu en haut de la côte, il aperçoit au carrefour qui forme le centre du village tout un peloton de hussards en train de faire boire ses chevaux dans la mare. Pas un instant Ils cuirassiers ne songent à éviter l'abordage. Au contraire, ils piquent des deux et brandissent leurs sabres en hurlant comme des possédés.

Une centaine de mètres à peine les séparent du peloton. Ils distinguent nettement un flottement dans les rangs de celui-ci. Ils voient que l'officier crie quelque chose, qu'il décharge au hasard son revolver droit devant lui. Et puis, soudain, tout ce monde fait tête à queue et, en pagaye, officier et hussards mêlés, fuient à grand fracas de fers sur le pavé !

 

 

Un gros rire secoue les Français. Ah ! les lâches ! Puisqu'ils f... le camp, on va leur donner la chasse et comment ! Ils éperonnent leurs chevaux qui semblent comprendre ce qu'on leur demande et galopent de tout leur cœur. Très vite, ils gagnent sur le peloton des fuyards. Les y voilà. Du Vigier saisit son revolver et le décharge dans le tas. Un hussard et son cheval s'effondrent. Et maintenant Français et Allemands mêlés galopent à fond de train sur la route. Du Vigier n'a plus qu'un désir : atteindre le lieutenant allemand, qui maintenant a pris la tête de la débandade. Il se fraye un passage à grands coups de sabre pendant que ses hommes pointent indistinctement dans tous les dos à portée de leurs coups.

Fastidieuse fait merveille. Pour cette jument de sang, toute les fatigues ont disparu devant sa volonté de prendre le meilleur. Du Vigier, déjà, mesure la distance qui le sépare du lieutenant, un petit homme mince et jaune. Le voilà à bonne portée pour lui allonger sa pointe dans les reins. Brusquement, tout s'effondre. Au-dessus de sa tête qu'il protège de son bras, l'officier voit passer en rafale les fers et les ventres de vingt chevaux et se relève avec peine, un genou douloureux.

Seul Deschamps s'est aperçu de la chute de son officier ; il veut courir à son aide, mais il a bien du mal à arrêter sa nouvelle monture. Celle-ci semble trouver humiliant d'abandonner les camarades au milieu d'un tel hourvari. Deschamps y parvient enfin et revient en arrière au galop.

Charlet et Disseaux, mêlés su peloton allemand, tapent d'estoc et de taille. Parvenus au carrefour de la route de Laberlière, une partie des hussards s'engouffre dans celle-ci. pendant que l'autre continue sa fuite éperdue vers Biermont. Qu'à cela ne tienne, nos deux sabreurs se séparent. Charlet d'un côté, Disseaux de l'autre continuent à travailler pour leur compte, fouaillant chacun son troupeau à grands coups de latte, jusqu'à ce que, étonnés de se voir seuls, sans leur officier, ils fassent demi-tour pour rejoindre Conchy-les-Pots.

Pendant ce temps, du Vigier a dû faire face à un autre danger. A peine s'est-il relevé qu'il constate que Fastidieuse en a fait autant mais, sans attendre son maître, la brave jument a cru de son devoir de continuer la poursuite. Il se trouve seul, son sabre d'une main, son revolver déchargé de l'autre, en face du hussard dont il a abattu le cheval. L'allemand s'avance vers lui, menaçant, la carabine à la main.

Arrivé à une dizaine de pas, il épaule. L'officier n'a qu'une ressource : se jeter dans le fossé de la route et chercher un abri derrière un platane. Le coup part. la balle pénètre dans le tronc de l'arbre, Pendant que l'Allemand arme de nouveau sa carabine, du Vigier bondit vers l'arbre suivant, dans la direction de Conchy.

Déjà le hussard se prépare à épauler quand il entend derrière lui le galop du cheval de Deschamp. Aussitôt il abandonne la partie, saute dans les champs et fuit, poursuivi par le cuirassier.

Cependant, du Vigier se rend compte que sa position est loin d'être favorable. Il n'est pas possible que ces Allemands, si pleutres soient-ils, restent sur une pareille défaite et l'officier, notamment, ne peut se présenter décemment devant ses chefs après une telle panique. Ils vont certainement revenir et tâcher de prendre leur revanche. Le voilà démonté et pour ainsi dire désarmé. Avant tout, il faut regagner Ie village, se cacher, après on verra.

Tandis qu'il court vers Conchy, il est rattrapé par Charlet et Disseaux.

- Sauvez-vous. leur crie-t-il ne m'attendez pas... Cachez-vous vivement chez les habitants et attendez mes ordres...

Il fait la même recommandation à Deschamps dès que celui-ci l'a rejoint. Les trois cavaliers ont disparu. Malgré sa plaie au genou, du Vigier court de toutes ses forces. Quand, à bout de souffle, il atteint le village, il avise la première porte ouverte, s'y engouffre, la referme.

Point n'est besoin de longues explications pour faire comprendre la triste situation où il se trouve à la bonne femme qui l'accueille. Aidée par son fils, elle entraîne l'officier dans une sorte de grange où se trouve sa provision de fagots, en déplace quelques-uns et l'officier pénètre dans la cachette ainsi créée. On replace les fagots et c'est dans cette position dépourvue d'agréments qu'il attend, non sans émoi, la suite de événements.

Au bout d'un quart d'heure, il se décide à sortir de son abri. Il ne peut rester plus longtemps loin de ses hommes qui, de leur côté, doivent passer par des transes semblables. Impossible cependant de circuler en tenue dans le village où l'ennemi peut revenir à tout moment Il emprunte une défroque de paysan au fils de la maison et, tandis qu'il la revêt, songe à ce qu'il serait bon de faire pour sortir de ce guêpier.

Il pourrait, évidemment, prendre le cheval d'un de ses cavaliers et continuer sa marche. Mais il ne peut se décider à abandonner, dans une circonstance aussi tragique, un des braves qui depuis cinq jours partagent tous ses dangers et toutes ses souffrance.

Lorsqu'il se voit enfin métamorphosé en ouvrier agricole, quand il se sent bien à l'aise dans son pantalon à côtes et son gilet rapiécé, une idée aussitôt se présente à lui. L'essentiel n'est-il pas d'atteindre Compiègne qui - on le lui a dit tout à l'heure - est toujours à nous ? Peu importe de quelle façon. C'est une quinzaine de kilomètres à faire et rien ne s'oppose à ce qu'ils soient faits à pied. Au contraire, ce sera le moyen le plus sûr. Il va donc faire mettre également ses compagnons en civils et ils partiront à pied, par groupes de deux, et à un quart d'heure d'intervalle.

Cette décision prise, du Vigier, pour ne point faire courir de risques à la brave dame qui l'a recueilli, rassemble tout son fourniment dans un sac et va l'enfouir au fond du jardin. Ceci fait, il sort dans le village et part à la recherche de ses hommes.

Aidé par les habitants, il a vite découvert leurs retraites respectives. A tous, il passe la même consigne. S'habiller en paysan. cacher leurs effets militaires, faire un bon repas et à midi, en route. Puis, pour plus de sûreté, il passe à la mairie et fabrique lui-même de magnifiques passeports qu'il couvre de cachets officiels. Rencontrant devant la mairie un paysan qui se rend à Orvillers à bicyclette, il lui recommande bien de faire part de sa présence à Conchy à toutes les patrouilles françaises qu'il pourrait rencontrer. Enfin, il rentre chez son hôtesse qui, durant son absence, lui a préparé un succulent déjeuner.

Celui-ci est terminé et du Vigier savoure tranquillement un café brûlant avant de reprendre sa route quand soudain un grand bruit se fait entendre dans la rue, des gens courent, on entend un tumulte de chevaux, enfin ,un jeune garçon entrouvre la porte et crie :

- Les voilà, les voilà !...

Point de doute, c'est le peloton allemand qui revient. Vont-ils fouiller les maisons ? A tout hasard, du Vigier se décide à ne pas bouger et reste à table, s'efforçant de prendre la physionomie placide d'un brave cultivateur venant d'achever son repas, mais ce n'est pas sans des battements de cœur qu'il surveille la fenêtre du coin de l'œil.

Et tout à coup il voit à travers la vitre passer un cavalier. Hourrah ! Il a reconnu le schako et la tunique azur d'un hussard français. D'un bond, il est dans la rue et interpelle le brigadier qui commande la pointe. Il fait partie de 8e Hussards. Son peloton, celui du lieutenant de Reviers, est en patrouille et son officier le suit à peu de distance. Dieu soit loué ! C'est le salut

Se faire reconnaître par son camarade des hussards, rentrer vivement chez la paysanne pour revêtir ses effets militaires, faire remettre en tenue ses trois fidèles compagnons. Tout cela est accompli en moins d'un quart d'heure. Pour ne point démonter un de ses hommes, du Vigier emprunte une bicyclette et, sous la protection du peloton de Reviers, il prend - avec quelle satisfaction ! - la route de Biermont.

 

 

Une heure plus tard, après s'être remonté avec un cheval allemand qu'on lui a procuré en cours de route, le sous-lieutenant du Vigier pouvait se présenter au général de Lastours. commandant la 3e division de cavalerie, qui le félicitait chaudement. Et à 15 heures il filait dans une auto de la VIe armée sur Croutoy où se trouvait le poste de commandement du général Maunoury.

Reçu aussitôt par le chef d'Etat-major, il lui exposait brièvement toutes les observations qu'il avait faites et lui donnait tous les renseignements recueillis. Là encore les compliments ne lui firent pas défaut. Le chef d'Etat-Major le priait même aussitôt de s'asseoir à une table et de lui rédiger séance tenante un rapport complet de tout ce qu'il avait vu et entendu.

La mission qui lui avait été confiée avait été remplie intégralement au milieu de difficultés effroyables et les renseignements qu'il rapportait étaient estimés par l'Etat-Major de la: VIe Armée d'une importance primordiale.

Ils aboutissaient a assurer le Haut Commandement :

1° ) de ce que les Allemands ne battaient plus en retraite et se préparaient à une longue résistance ;

2° ) de ce qu'une nouvelle armée s'était formée au nord de l'Oise et que des éléments prélevés dans l'Est contribuaient à la former.

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